Dans les CAF de France, la grogne monte

Cette publication provient du site de la CFDT.

 

Ces dernières années, les caisses d’allocations familiales (Caf) sont devenues de véritables poudrières où se côtoient détresse humaine et rigidité administrative. Conseillers et travailleurs sociaux sont en première ligne. Reportage en Seine-Saint-Denis. 

Il est à peine midi à la Caf de Bobigny et déjà la file d’attente est interminable. Certains usagers patientent depuis plusieurs heures, quand ceux qui arrivent se demandent si cela vaut la peine de rester. Car, bientôt, les grilles fermeront pour permettre à tous ceux qui attendent de passer avant la fermeture de l’administration, à 17 heures. « À elle seule, cette scène pourrait suffire à illustrer le manque de moyens. C’est pourtant loin d’être le seul problème, soupire Marie*, assistante sociale Caf depuis vingt-cinq ans. La situation est critique. La charge de travail augmente, les effectifs diminuent, les délais de traitement des dossiers s’allongent et les allocataires sont mécontents. » 

Avec la crise, les demandes d’aides sociales ont explosé : en 2009, la Seine-Saint-Denis comptait 88 653 bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA socle). En 2014, ce nombre est passé à 118 783, soit une hausse de 34% en cinq ans, selon les données du ministère des Affaires sociales. La mise en place de nouvelles prestations, comme la prime d’activité ou la garantie contre les impayés des pensions alimentaires, a, elle aussi, contribué au surcroît d’activité des personnels, qui dénoncent une constante baisse de moyens et des dossiers toujours plus nombreux, toujours plus complexes. En 2016, la Caf de Seine-Saint-Denis comptait 1 000 salariés (dont une centaine de CDD) pour 331 138 allocataires. « Mais, “là-haut”, personne ne tient compte de la nature ou du poids des dossiers sur notre charge de travail, regrette Lucile*, agent d’accueil à Aulnay-sous-Bois. Il existe des spécificités territoriales qui ralentissent considérablement notre travail et demandent aux agents une adaptation constante, pour passer la barrière de la langue ou traduire un langage administratif parfois très technique. » 

Le tout-numérique, pas pour tous 

Afin de réduire les files d’attente et la charge de travail des agents, la Caf a misé sur internet en proposant aux allocataires des simulations de calcul de droits en ligne, par exemple, ou encore de numériser les pièces nécessaires à l’instruction d’un dossier via des espaces multiservices (bornes mises à disposition par les Caf). Une solution utopique en Seine-Saint-Denis, comme dans tous les autres départements où la fracture numérique est réelle et où les usagers sont totalement déboussolés. « Avec cette obsession du tout-numérique à des fins purement budgétaires, on arrivait à des situations totalement ubuesques, où l’on se retrouvait à expliquer aux allocataires qu’ils devaient aller sur internet pour trouver l’adresse de nos partenaires conventionnés qui les aideraient à se servir d’internet pour être plus autonomes », explique Nadia, déléguée CFDT de la Caf en Seine-Saint-Denis. Alertée, la direction régionale a finalement choisi de maintenir un accueil physique de premier niveau pour guider les usagers dans leurs démarches administratives. Mais ce choix a un coût, car toutes les personnes qui sont à l’accueil sont des personnes en moins affectées à l’action sociale ou au traitement des dossiers. 

« Hier, on s’occupait des familles. Aujourd’hui, on traite des dossiers ». Arrivée en 1999, Marie évoque un travail de plus en plus déshumanisé. « On ne nous parle plus d’usagers mais de clients, de rendement, de stock, de flux… Nous sommes devenus une société privée sous tutelle de l’État ». Le quotidien des agents est pourtant les impayés de loyer, les calculs de droits, la précarité financière et bien souvent la détresse humaine. « Les personnes en situation d’extrême précarité viennent chercher de l’aide partout où ils peuvent la trouver. Il n’y a jamais un problème isolé, mais une situation à entrées multiples qui, si elle n’est pas traitée immédiatement, risque d’entraîner des difficultés en cascade. Nous sommes leur dernier recours. » 

“Ceux qui travaillent en Seine-Saint-Denis ont la vocation du service public”  

Selon Lucile aussi, la fibre sociale qui faisait autrefois la réputation de la Caf a laissé place à la rigidité administrative et aux objectifs chiffrés avancés par l’institution. « Aujourd’hui, le délai de traitement des dossiers ne doit pas excéder dix jours pour les minima sociaux et quinze jours pour les autres prestations, il faut répondre à 90 % des appels téléphoniques sans dépasser deux minutes et demie par allocataire, et le temps d’accueil doit être inférieur à vingt minutes ». Des objectifs à mille lieues des réalités de la Seine-Saint-Denis : le département accuse actuellement un retard de six semaines dans le traitement des dossiers de minima sociaux, douze semaines pour les autres. « Il faut bien comprendre que le traitement des dossiers ne signifie pas juste le déblocage ou le versement des prestations. Et qu’à chaque changement de situation (familiale, professionnelle, géographique), le dossier doit être traité de nouveau », précise Marie. 

Or, pour les allocataires dont les prestations sociales constituent l’unique source de revenus, un retard de paiement peut vite avoir des conséquences dramatiques. Et, à l’accueil, les médiateurs sociaux sont en première ligne. Nadia en est convaincue : « Si les agents d’accueil restent en Seine-Saint-Denis, c’est qu’ils ont la vocation du service public et qu’ils y croient. » 

C’est le cas de Lucile. Après trois ans de plateforme téléphonique où elle répondait aux allocataires du département, elle a choisi l’accueil, à Aulnay. Pourtant, avoue-t-elle, certaines journées sont psychologiquement plus difficiles à vivre que d’autres. « Il m’est arrivé de recevoir des personnes dont le RSA était bloqué depuis quatre mois pour une erreur dans un dossier. La détresse humaine est réelle, et nous avons une part de responsabilité, mais qui n’est pas toujours assumée. Officiellement, la Caf ne s’excuse pas, ne fait pas d’erreurs. Quand un retard se présente, on doit expliquer à l’allocataire que sa situation est exceptionnelle, qu’il n’a pas envoyé le bon papier, même si le problème vient de chez nous. » Cette culpabilité renvoyée à l’allocataire est très difficile à vivre pour certains agents de la Caf, d’autant qu’elle participe invariablement à l’augmentation des incivilités dont ils sont régulièrement la cible. 

En 2015, l’aggravation des incivilités a d’ailleurs poussé l’administration à généraliser son logiciel Récit, l’outil qui permet aux agents de déclarer les incivilités et autres incidents avec les allocataires. Près de 4 500 signalements ont été enregistrés sur tout le territoire pour la seule année 2016. Le département de Seine-Saint-Denis en comptabilise 300 à lui seul. « Au téléphone, c’est souvent sur l’institution que les personnes se déchargent, alors on arrive à faire la part des choses, à prendre du recul. En agence, c’est nettement plus compliqué », explique Marie. Les violences physiques restent rares, mais elles existent. Les menaces et les insultes en revanche sont quotidiennes. Tellement quotidiennes que les agents ne prennent même plus la peine de les signaler.  

* Par souci de confidentialité, les prénoms ont été modifiés. 

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