L’échec de la négociation sur la modernisation du dialogue social ébranle les piliers de la “démocratie sociale” dont les vertus étaient pourtant supposées permettre des réformes sans douleur. Dans le paysage social, c’est l’ensemble de l’usine à gaz interprofessionnelle française qui est ainsi interrogée. Dans cette remise en cause, le rôle du Conseil Economique, Social et Environnemental ne peut échapper au questionnement.
Un échec pas comme les autres
Certains, notamment au MEDEF, se sont ingéniés à expliquer que les négociations interprofessionnelles pouvaient parfois échouer, qu’on n’était jamais obligé de réussir, mais qu’un échec ne justifiait jamais que l’on jetât le bébé avec l’eau du bain.
Sauf que, dans le cas de l’échec sur la modernisation du dialogue social, c’est le sujet même de la négociation qui pose problème et qui rend la rupture des discussions à la fois symbolique et difficile à digérer. Dans cette négociation, les partenaires sociaux préparaient une évolution des règles du jeu, et plus particulièrement une expansion possible des négociations d’entreprise au détriment des autres niveaux. Le fait que le bord patronal ne soit pas parvenu à se mettre d’accord sur cette ambition illustre bien que, derrière des apparences qui se veulent placides, il existe aujourd’hui une véritable rupture entre les tenants des différentes visions.
En réalité, le fonctionnement français totalement atypique, avec un empilement d’espaces de négociations au niveau interprofessionnel et de branche, est à bout de souffle. La majorité de ceux qui le pratiquent veulent le décentraliser, mais une minorité de blocage refuse de payer le prix de cette réforme. Sur ce point, on mesure que ce qui est en cause, ce n’est pas seulement le fait collectif lui-même, mais la localisation du centre de gravité qui maintient le capitalisme français en équilibre: notre croissance collective doit-elle s’appuyer sur des normes uniques fixées dans l’interprofession, ou bien doit-elle développer les normes fixées au niveau des entreprises?
De plus en plus d’acteurs considèrent que le défi de la compétitivité exige de développer les normes négociées localement. Les grandes entreprises sont prêtes à ce transfert de compétences parce qu’elles pratiquent la négociation collective depuis longtemps. Les petites entreprises y sont allergiques et ne veulent pas entendre parler d’une implantation syndicale dans leurs murs. Entre ces deux mondes, la bataille fait rage au point qu’un accord n’a pas été possible pour aboutir à un compromis avec les organisations syndicales.
Dans l’opération, le monde patronal avait pourtant tout à gagner: les syndicats de salariés avaient abandonné énormément de positions, sur le conseil d’entreprise, sur le rôle du CHSCT, sur le volume de délégations horaires. Il était évident qu’il fallait signer, parce qu’une telle opportunité ne se présentera plus de si tôt. Le fait que la CGPME se soit arc-boutée sur son discours montre bien l’acuité du symbole: rien ne peut justifier une expansion du syndicalisme, même au prix de contreparties colossales.
Cette allergie au dialogue social, qui est une caractéristique française, n’a pu se résoudre dans la machinerie traditionnelle à fabriquer du consensus. Celle-ci s’est grippée.
Le rôle défaillant du Conseil Economique et Social
Les experts savent que la machinerie française à fabriquer du consensus se met d’ordinaire en marche au palais d’Iéna, dans les locaux du Conseil Economique, Social et Environnemental. Cette institution cossue mais discrète, d’une rapidité très sénatoriale, rassemble des partenaires sociaux influents, voire des négociateurs interprofessionnels. Sous ces lambris, les conseillers ont coutume de dégager des positions globales, d’écrire les tendances du moment sur lesquelles capitaliser pour négocier des accords majoritaires.
De façon très symptomatique, l’été dernier, un rapport avait été préparé sur le dialogue social. Son auteur, Jean-Luc Placet, est un proche de Laurence Parisot et accessoirement président du SYNTEC, la branche du Conseil. L’intéressé s’est vu opposer un tir de barrage de la CGT, qui a mis son texte à mort et a rendu son adoption impossible. C’était un triste présage pour la négociation qui s’est engagée quelques mois plus tard.
On ne peut évidemment s’empêcher de penser que, si la machine à accord n’a pas fonctionné au MEDEF, elle n’avait pas mieux fonctionné au CESE, ce qui est un signal fort: le modèle français de dialogue social est en crise, non seulement parce qu’il ne correspond plus aux besoins d’une économie mondialisée, mais surtout parce que personne n’a convaincu les acteurs du jeu de changer de paradigme. Il faut pour l’instant se contenter d’une mécanique lourde, épuisée, faute de pouvoir moderniser le matériel.
Il n’en demeure pas moins que le Conseil Economique et Social a failli à sa mission implicite de produire du consensus, et on y voit forcément une preuve supplémentaire de l’obsolescence qui frappe la conception française du dialogue social. Ces grands machins dorés ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes et échouent désormais à mettre tout le monde d’accord.
Quelle pensée de la délibération pour un consensus demain?
Le CESE est à l’image du dialogue social interprofessionnel: il repose sur l’illusion, déjà formulée dans les années 20 par la commission Grinda qui s’était penchée sur la création d’une sécurité sociale inspirée du modèle alsacien, qu’en enfermant syndicalistes et patrons dans un palais pour plancher sur des sujets communs, on désamorce la lutte des classes et on rapproche les points de vue. Seul ce pari dont on voit aujourd’hui combien il est hasardeux justifie que le contribuable subventionne 233 conseillers au palais d’Iéna.
Le problème est que cette conception héritée des années 20 correspond à une vision dépassée de ce qu’Habermas appelle la délibération. Plus aucun modèle crédible ne postule qu’un vestibule opaque rend de meilleurs services à la démocratie qu’une grande agora ouverte sur le monde. Et pourtant le palais d’Iéna est bien cette enfilade de couloirs où de petits comités obscurs se substitue aux débats transparents que les citoyens demandent partout dans le monde.
Ce faisant, c’est l’ensemble de la délibération sociale (au sens large) qu’il faut repenser. Il faut la sortir du piège de ces bilatérales, de ces rencontres informelles, qui font le Conseil Economique et Social, et qui ont fait le MEDEF ces derniers mois. Il faut ouvrir les portes et les fenêtres, il faut se mettre au grand jour, et il faut laisser s’exprimer non plus ceux qui tirent profit du dialogue social pour rester dans les environs du pouvoir politique, mais ceux qui ont besoin du dialogue social pour créer de la valeur et de la croissance.
C’est bien cela, le sujet de la représentativité: la démocratie sociale est-elle le fait de quelques dizaines d’acteurs désignés, ou bien exprime-t-elle une ambition collective salutaire pour le pays?
Chacun connaît la réponse, mais il est probablement trop tôt pour la mettre en pratique: trop d’intérêts sont en jeu pour qu’une réforme intervienne aujourd’hui.