Un point sur le télétravail et le droit

Et si le télétravail devenait bientôt la norme ? Six français sur dix se disent « intéressés » par cette forme d’organisation du travail, qui concernerait déjà 8 à 10% des salariés du tertiaire[1]. Intégré depuis 2012 au sein du Code du Travail, le droit traite le « télétravailleur » comme un salarié à part entière, tout en tenant compte des spécificités des conditions d’exécution du contrat. 

Le télétravail répond à une définition juridique précise

Le développement du télétravail va forcément de pair avec celui des technologies de l’information et de la communication (TIC). L’idée est que le salarié n’a plus forcément besoin d’être présent physiquement dans l’entreprise pour accomplir sa tâche de travail. Grâce au développement de l’Internet et la dématérialisation croissante des documents, il peut tout à fait travailler hors des locaux de son entreprise (au moins partiellement), y compris depuis son domicile. Conscients de ces évolutions, les partenaires sociaux européens ont conclu dès 2002 un accord-cadre destiné à encadrer et encourager le télétravail, à transposer en droit interne[2]. 

Peur de l’isolement ou de « mise au placard » chez certains salariés, manque de confiance chez les employeurs : la France est plus réticente au changement que ses voisins scandinaves ou anglo-saxons, malgré des avantages non négligeables (environnementaux tout d’abord, mais aussi en termes de conciliation vie professionnelle / vie privée, ou d’économies de locaux pour les entreprises). 

Il a ainsi fallu attendre la loi Warsmann (2012)[3] pour que le Code du Travail définisse le télétravail comme toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué hors de ces locaux, de façon régulière et volontaire, en utilisant les technologies de l’information et de la communication, dans le cadre d’un contrat de travail (art. L 1222-9 du Code du Travail). 

La définition est relativement stricte : pour se situer juridiquement dans le champ du télétravail, le recours à cette organisation doit être prévu au contrat de travail (dès l’embauche ou dans un avenant), volontaire (aucune partie ne peut l’imposer à l’autre, le refus n’est donc jamais fautif), et régulier. 

Ainsi, le « télétravail occasionnel », sans cadre précis, répondant à des situations exceptionnelles (grève des transports, par exemple) ne saurait être qualifié de télétravail au sens du Code. De la même façon, les travailleurs itinérants ne peuvent être qualifiés de télétravailleurs du seul fait qu’ils travaillent souvent en extérieur. La condition de régularité fait défaut dès lors que leur contrat de travail ne prévoit pas une périodicité précise de télétravail (par exemple, deux jours par semaine). On restera néanmoins prudent sur ce point: cette définition pourrait tout à fait être assouplie par accord collectif, car ces deux qualités ne sont pas incompatibles. 

La « réversibilité » et le caractère volontaire du télétravail : des principes discutables

La mise en place du télétravail ne fait l’objet d’aucun formalisme imposé, en dehors de l’information et la consultation des institutions représentatives du personnel (ANI du 19 juill. 2005, art. 11). Même si les grandes entreprises optent généralement pour la conclusion d’un accord-cadre, il suffit en pratique que le télétravail soit prévu au contrat du salarié. 

Selon l’art. L 1222-9 (al. 4), « le contrat de travail ou son avenant précise […] les conditions de retour à une exécution du contrat de travail sans télétravail ». C’est l’application du principe de réversibilité, déjà prévu dans l’ANI de 2005 (art. 3 : « Si le télétravail ne fait pas partie des conditions d’embauche, l’employeur et le salarié peuvent, à l’initiative de l’un ou de l’autre, convenir par accord d’y mettre fin et d’organiser le retour du salarié dans les locaux de l’entreprise »). Attention toutefois, cette souplesse n’est qu’apparente. La Cour de Cassation est venue préciser plusieurs fois qu’il ne pouvait s’agir d’une décision unilatérale : selon elle, dès lors que « les parties sont convenues d’une exécution de tout ou partie de la prestation de travail par le salarié à son domicile, l’employeur ne peut modifier cette organisation contractuelle du travail sans l’accord du salarié » (Soc., 12 févr. 2014, n° 12-23.051), même en présence d’une clause de mobilité. L’employeur serait donc « bloqué », une fois le passage au télétravail acté. 

Malgré tout, en cas de passage au télétravail au cours de l’exécution du contrat, l’ANI de 2005 (art. 2) prévoyait une sorte de période d’essai nommée « période d’adaptation », durant laquelle chacune des parties pouvait revenir sur sa décision et adopter à nouveau un mode de travail « classique » (en respectant un délai de prévenance à fixer au contrat). Reste à déterminer comment la mise en œuvre de cette clause serait accueillie par les juges … De son côté, le salarié en télétravail est prioritaire pour occuper ou reprendre tout poste disponible dans les murs de l’entreprise (art. L 1222-10, 3°). 

Par ailleurs, si le recours au télétravail est en principe forcément volontaire (accord des parties), l’employeur pourrait l’imposer temporairement au salarié en cas de circonstances exceptionnelles (menace d’épidémie), ou cas de force majeure (art. L 1222-11 C. Trav.). Il s’agit d’une exception peu fréquente. Par contre, une jurisprudence de la Cour de Cassation pourrait atteindre davantage le principe du volontariat: suite à une déclaration d’inaptitude d’une salariée, le médecin du travail avait envisagé un reclassement sur un poste en télétravail dans un courrier adressé à l’employeur. Celui-ci avait ignoré cette préconisation et n’avait réalisé aucune démarche en ce sens. Les juges ont alors considéré qu’il avait manqué à son obligation de reclassement (Ch. Soc., 15 janv. 2014, n° 11-28.898). Cette jurisprudence pourrait conduire à forcer la main des employeurs réticents au télétravail dans le cadre de la procédure d’inaptitude : mais les cas sont encore rares, et rien n’empêche l’employeur de faire valoir les motifs qui s’opposent à un reclassement en télétravail. 

Des droits et un statut collectif identiques au salarié sédentaire

Le Code du Travail se veut protecteur du « télétravailleur ». Il prévoit d’ailleurs expressément que l’employeur reste tenu de l’ensemble de ses obligations de droit commun vis-à-vis du salarié en télétravail (art. L 1222-10, al. 1er). Ainsi, le statut collectif de l’entreprise lui est applicable dans son intégralité : il bénéficie à ce titre de l’ensemble des avantages conventionnels éventuels. 

Le principe général d’égalité de traitement commande de toute manière de n’exercer aucune discrimination à leur égard (en matière de rémunération, d’avancement, d’accès à la formation, aux élections professionnelles …). L’égalité de traitement concerne également l’organisation du travail (l’employeur ne doit pas être plus sévère sur la charge de travail, les objectifs assignés ou bien les méthodes d’évaluation). Toujours dans cet esprit de protection, et à l’instar des cadres en « forfait jours », le télétravailleur devra également bénéficier d’un entretien annuel, qui servira notamment à veiller au respect de l’équilibre vie professionnelle-vie privée. 

Enfin, même si l’employeur ne peut physiquement contrôler son temps de présence, les durées maximales de travail et le repos minimum s’appliquent au salarié en télétravail, tout comme le droit au respect de sa vie privée. Afin de prévenir tout abus et de réduire le risque contentieux, les entreprises seraient bien inspirées de fixer des plages horaires durant lesquelles elles peuvent contacter leur salarié, voire d’interdire le travail au-delà d’une certaine heure, ou d’effectuer des rappels réguliers à la législation. 

Des règles propres liées aux spécificités du télétravail

Même si le télétravailleur est salarié à part entière, une prise en compte de ses spécificités par le droit s’imposait. D’ailleurs, l’ANI de 2005, une fois le principe d’égalité de traitement consacré, précisait que « pour tenir compte des particularités du télétravail, des accords spécifiques complémentaires collectifs et/ou individuels » pouvaient être conclus (art. 4). 

Outre la nécessaire identification des télétravailleurs comme tels dans le registre du personnel, des obligations particulières en matière de santé/sécurité ou d’équipements de travail incombent à l’employeur. A ce titre, il doit fournir, installer et entretenir les équipements nécessaires au télétravail, et prendre en charge les coûts qu’il engendre (ex : abonnements téléphoniques, internet mais aussi en théorie, le surcout d’électricité …), comme il le fait pour ses salariés présents dans ses locaux. Par contre, la jurisprudence n’impose pas le versement d’une indemnité au titre de l’occupation du domicile à des fins professionnelles. L’employeur doit également s’assurer de la conformité de l’installation électrique du lieu de télétravail (art. 7 de l’ANI). 

En contrepartie, l’employeur conserve son entier pouvoir de direction, et doit être en mesure de faire valoir son pouvoir disciplinaire, même à distance. Ainsi, il peut fixer des restrictions à l’utilisation du matériel professionnel, mais aussi instaurer des méthodes d’évaluation et de surveillance du salarié (notamment sur le contrôle du temps de travail). Il devra préalablement en informer les délégués du personnel ou le C.E et les salariés concernés (éventuellement la CNIL si cela comporte le traitement de données nominatives), tout en s’assurant de la proportionnalité du dispositif au regard de l’objectif poursuivi (comme pour toute « cybersurveillance » du personnel, en réalité). 

Enfin, au regard de la législation sur les accidents du travail, le flou demeure. La présomption d’imputabilité au travail (tout accident survenu aux temps et lieu de travail est présumé d’origine professionnelle), simple d’application dans les murs de l’entreprise, est parfois inadaptée. Le rapport Mettling (Sept. 2015) avait préconisé que soient discutés « au niveau de l’entreprise les cas d’accidents dans le cadre du télétravail à domicile auxquels appliquer la présomption d’imputabilité ». Mais pour l’instant, la loi est muette et c’est la jurisprudence qui serait amenée à trancher des cas sensibles. 

Bien qu’il se heurte encore à certaines craintes, le développement du télétravail dans le privé est inexorable. La loi est venue poser un cadre juridique très général qu’il convient de préciser par accord collectif, ou à défaut dans le règlement intérieur. Dans le secteur public, le changement est plus difficile : si le recours au télétravail était théoriquement possible depuis la loi Sauvadet du 12 mars 2012, le décret indispensable à son déploiement vient juste d’entrer en vigueur, quatre ans après[4] 

 

 

[1] Etude menée par Odoxa, pour Syntec Numérique, mars 2015. 

[2] Accord-cadre européen sur le télétravail du 16 juillet 2002. 

[3] Le télétravail avait néanmoins fait l’objet d’un Accord National Interprofessionnel le 19 juillet 2005. 

[4] Décret n°2016-151 du 11 février 2016 relatif aux conditions et modalités de mise en œuvre dans la fonction publique et la magistrature

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