Le nouvel épisode de notre série consacrée à la guerre entre retraite par répartition et retraite par capitalisation nous conduit à évoquer aujourd’hui la victoire de la répartition à la Libération. Tout en critiquant le choix de la répartition fait par le régime de Vichy, les responsables politiques et administratifs de l’après-1944 se le réapproprient et le légitiment définitivement.
La répartition, un ersatz de politique ?
A la Libération, comme tout le monde le sait, la situation économique et sociale de la France est catastrophique. L’appareil productif du pays est à reconstruire. La population est évidemment soulagée du départ de l’occupant mais elle est profondément marquée par les années qui viennent de s’écouler. Les nouveaux responsables politiques, issus du Conseil National de la Résistance et guidés par le Général de Gaulle, entendent proposer un nouveau contrat social aux Français, qui d’une part leur permettrait de panser leurs plaies et d’autre part les récompenserait de leurs efforts de reconstruction du pays. La mise en place d’un système cohérent et généralisé d’assurances sociales : le plan de “sécurité sociale”, constitue le coeur de ce contrat social.
Encore faut-il élaborer ce plan de sécurité sociale. Dans le domaine de la retraite, les futurs libérateurs portent un jugement sévère sur l’action de “l’Etat français”. Du côté de Pierre Laroque, comme de celui du commissariat aux affaires sociales du gouvernement provisoire d’Alger, contrôlé par de Gaulle, on estime que le choix pétainiste de la répartition n’a été qu’un “expédient” inconséquent, un moyen de vider les caisses des assurances sociales afin de parer au plus pressé. La répartition est clairement marquée du sceau de l’infamie et, techniquement, apparaît comme hasardeuse. Bien que l’ayant défendue de manière acharnée avant la guerre, même la CGT et le PCF se font plutôt discrets quant à ses vertus. L’enterrement est prévu pour bientôt…
La répartition, une technique aux résultats rapides
Sur le point de se perdre dans ces considérations esthétiques, les nouveaux arrivants sont pourtant vite rattrapés par la réalité. La situation des vieillards et des travailleurs âgés est vraiment difficile et il faut agir. Or, la répartition est la seule technique permettant d’offrir rapidement des résultats – le Maréchal Pétain ne s’y est d’ailleurs pas trompé… Réalisme socialiste aidant, la CGT et le PCF n’ont guère de difficultés à débarasser leurs alliés de leurs scrupules de jeune fille plus tout à fait vierge. Le ministre communiste du Travail, Ambroise Croizat, reprend le flambeau de la répartition. Et, à cette époque, quand le PCF et la CGT parlaient, on les écoutait ! Le début de l’année 1945 est ainsi marqué par le choix de la répartition pour le financement des retraites.
Les ordonnances du 4 et du 19 octobre 1945 gravent ce principe dans le marbre. Enfin, pas entièrement tout de même : influencés par les conceptions actuarielles de la rente, les décideurs politiques et administratifs ne prévoient pas de reconstitution immédiate de carrière. Les premières pensions versées par la sécurité sociale le seront à partir de 1960, pour les assurés qui auront atteint 65 ans et auront cotisé au moins 30 ans aux assurances sociales – instituées en 1930, ne l’oublions pas. Dans l’immédiat, pour régler les problèmes sociaux liés à la vieillesse, la République reprend l’AVTS instaurée par Vichy et en fait une prestation d’assistance, financée par la sécurité sociale mais aussi par l’impôt. La retraite par répartition : oui, mais pas trop quand même !
Les consécrations ultérieures de la répartition
Surtout, en matière de retraite, les ordonnances d’octobre 1945 n’établissent pas un régime très généreux : le taux de liquidation des pensions à 65 ans est de 40 % du salaire moyen des 10 meilleures années. Les cadres s’appuyent sur la plus grande générosité de leurs régimes spécifiques en capitalisation – il est également vrai qu’ils étaient dubitatifs à l’idée de prendre part aux mêmes systèmes que les ouvriers – pour exiger leur maintien. Ils réussissent, mais à condition que ces régimes soient complémentaires à la sécurité sociale et qu’ils passent à la répartition. L’AGIRC est née. Afin de la légitimer vis-à-vis de la sécurité sociale, patronat et syndicats de salariés adoptent même la reconstitution immédiate de carrière. 1947 : la répartition triomphe !
Par la suite, la généralisation des régimes complémentaires à l’ensemble des salariés du secteur privé – l’ARRCO est créée en 1961 – et l’amélioration des pensions servies par les régimes de la sécurité sociale – loi Boulin de 1971 et mise en place de la retraite à taux plein à 60 ans – ont définitivement consacré la technique de la répartition. Et n’ont laissé, par conséquent, que bien peu d’espace à la capitalisation, peu à peu renommée “épargne retraite”. En effet, pourquoi donc épargner en vue de la retraite si l’on est assuré de disposer d’une fraction suffisante de la richesse nationale ? Comme nous le montrerons demain, les difficultés rencontrées depuis deux décennies par la répartition permettent toutefois à la capitalisation de sortir (un peu) la tête de l’eau.