Il n’aura finalement pas fallu longtemps aux routiers pour faire plier le gouvernement. En moins d’un mois d’une mobilisation dont l’intensité n’était pourtant pas celle des grands jours, ils viennent d’obtenir une concession importante de la part de l’exécutif dans le domaine de la définition du niveau des rémunérations des chauffeurs routiers. Un premier précédent fâcheux pour le gouvernement ?
Consensus paritaire pour les droits acquis
C’est dès hier matin que les représentants patronaux et salariaux du secteur des transports routiers se sont entendus afin de continuer à négocier à l’échelon de la branche certains éléments fondamentaux de la rémunération comme les primes de repas, d’hébergement, les majorations d’heures de nuit ou encore, le cas échéant, le 13ème mois. Autrement dit, les partenaires sociaux du secteur ont convenu, en matière de rémunération, de ne pas s’arrêter, comme le prévoient pourtant les ordonnances, à des négociations relatives aux minima salariaux.
L’existence d’un tel consensus paritaire pour la défense de l’existant, c’est-à-dire, en l’occurrence, des droits acquis des salariés, n’étonnera guère nos lecteurs, qui connaissent les tendances corporatistes de la profession.
Revirement patronal
Ceci étant dit, l’attitude des responsables patronaux n’en mérite pas moins quelques développements spécifiques. La semaine dernière, lors d’une rencontre tripartite entre les représentants de l’Etat, des employeurs et des salariés, les seconds ne s’étaient en effet pas prononcés en faveur du maintien de la négociation à l’échelon de la branche de ces éléments de la rémunération des salariés. Alors, certes, entre-temps, les représentants patronaux ont pu en venir à se dire qu’accepter les revendications des syndicats était le meilleur moyen de remettre tout le monde au travail. C’est sans doute vrai.
Ceci n’explique toutefois pas tout. Continuer à organiser autant que faire se peut la profession et ses conditions sociales à l’échelon de la branche est aussi – et surtout ? – un moyen, pour les dirigeants des principales entreprises du secteurs, qui contrôlent les organisations professionnelles et donc orientent les négociations conventionnelles, de limiter la concurrence interne au secteur. Du moins la concurrence française : le routier roumain payé au lance-pierre et drogué afin de tenir des cadences infernales n’est guère concerné par le droit conventionnel français.
Tirs croisés contre l’exécutif
Satisfaits de leur accord paritaire, les responsables de la profession devaient encore faire accepter leur arrangement par l’Etat. Le ministère des Transports, comme celui du Travail, rechignaient quelque peu, bien conscients que l’accord n’était pas tout à fait conforme à l’esprit des ordonnances. On imagine sans peine que les cabinets de l’Elysée et de Matignon n’ont pas non plus dû apprécier le bras d’honneur que leur ont magistralement envoyé les routiers. Bilan : pendant tout l’après-midi, l’exécutif refuse de donner son aval aux rebelles.
Ces derniers s’en donnent alors à coeur joie contre leur ennemi commun. Jérôme Vérité, pour la CGT, s’emporte contre les pouvoirs publics : “On est dans une situation complètement ubuesque où, au nom du dogmatisme sur la question des ordonnances, le ministère du Travail est en train de bloquer les négociations entre les organisations syndicales et patronales.” Michel Seyt, figure patronale du transport de voyageurs, veut lui aussi que l’Etat accepte des “propositions” qui ont été “validées par l’une et l’autre des parties”. Il se permet même une sortie que Jérôme Vérité n’a pas dû renier : “Nous avons pris acte que le gouvernement et le président de la République ont édité ces ordonnances et que, évidemment, si une branche comme la nôtre trouve des accords entre partenaires sociaux, ça met à mal les ordonnances.” Camarade Seyt au mégaphone !
Bérézina gouvernementale
Pris dans l’étau des transports routiers, et craignant plus que tout le développement d’un vrai mouvement de grogne et de blocage contre les ordonnances, le gouvernement a finalement fait le choix de la capitulation en rase campagne. Dans la soirée, l’exécutif a validé l’arrangement paritaire des transporteurs et des chauffeurs routiers. Autrement dit, avant même que les ordonnances soient mises en oeuvre, la profession les a déjà écrasées, avec l’onction gouvernementale.
Commentant leur pleine déroute, Muriel Pénicaud, ministre du Travail, et Elisabeth Borne, ministre des Transports, ont tenu à bien insister sur le fait qu’en réalité, elle n’en était pas une. D’après les deux représentantes du gouvernement, l’accord des routiers est tout à fait conforme aux ordonnances. “Ce soir, les partenaires sociaux se sont accordés sur le fait d’intégrer dans un nouvel accord de branche, pleinement compatible avec les ordonnances, l’ensemble des règles auxquelles les organisations patronales et syndicales ont manifesté leur attachement” ont-elles en effet osé affirmer.
La jurisprudence Pénicaud-Borne
De cette séquence, les salariés français, ainsi que leurs représentants, retiendront que les deux ministres ont sans nul doute pris une grande liberté avec les textes mais qu’elles n’en ont pas moins, de fait, ouvert la voie à une interprétation pour le moins large de ces textes. Il est fort probable que, dans les semaines à venir, des représentants d’autres professions vont rappeler aux pouvoirs publics la jurisprudence Pénicaud-Borne afin de faire valoir leurs revendications de maintien des prérogatives des branches d’activité.
En attendant ces probables réjouissances, le routier roumain peut se rassurer : il a un avenir assuré sur les routes de France…