Une mutualisation des risques… juridiques ?
Dans la mise en œuvre d’un régime de protection complémentaire en matière de santé et de prévoyance à l’initiative des partenaires sociaux, comment doit-on appréhender la notion de « contrats en cours » telle qu’elle résulte de la décision du Conseil constitutionnel du 13 juin 2013 [1], par laquelle les clauses dites « de désignation » ont été déclarées contraires à la Constitution ?
Le contexte de leur inconstitutionnalité
A titre liminaire, il convient de rappeler que la conformité à la Constitution de l’article L. 912-1 du code de la sécurité sociale a été appréciée par le Conseil constitutionnel à l’occasion de l’examen de la loi relative à la sécurisation de l’emploi[2] que lui avaient déférée soixante députés et soixante sénateurs de l’UMP. Dans la mesure où cette loi visait à compléter les dispositions dudit article, le Conseil fit application de sa jurisprudence dite « néocalédonienne » selon laquelle « la régularité au regard de la Constitution des termes d’une loi promulguée peut être utilement contestée à l’occasion de l’examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine »[3].
Avant qu’il ne soit censuré par le Conseil constitutionnel, l’article L. 912-1 conduisait toutes les entreprises appartenant à une même branche professionnelle à se voir imposer, par l’effet d’accords professionnels ou interprofessionnels mentionnés à l’article L. 911-1 du même code, non seulement le prix et les modalités de la protection complémentaire mais également le choix de l’organisme de prévoyance chargé d’assurer cette protection. Les Sages du Palais-royal ont considéré que ces dispositions portaient à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle une atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi de mutualisation des risques.
Toutefois, comme il leur est loisible de le faire, conformément au deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution, les juges constitutionnels ont entendu déterminer les effets dans le temps de cette déclaration d’inconstitutionnalité, ainsi que les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition avait produits étaient susceptibles d’être remis en cause. A cette fin, le Conseil décida que « la déclaration d’inconstitutionnalité de l’article L. 912-1 du code de la sécurité sociale prend effet à compter de la publication de la présente décision ; qu’elle n’est toutefois pas applicable aux contrats pris sur ce fondement, en cours lors de cette publication, et liant les entreprises à celles qui sont régies par le code des assurances, aux institutions relevant du titre III du code de la sécurité sociale et aux mutuelles relevant du code de la mutualité ».
Dès lors, il résulte d’une part, que la déclaration d’inconstitutionnalité des clauses de désignation prit effet à compter de la publication de la décision au Journal officiel, c’est-à-dire le 16 juin 2013, et d’autre part, qu’elle ne devait pas s’appliquer aux contrats en cours à cette date. A première lecture tout semble clair, cependant de vives discussions doctrinales et judiciaires [4] naquirent relativement à la notion de « contrats en cours »… Que devait-on effectivement entendre par l’expression du Conseil constitutionnel ? S’agissait-il d’actes contractuels en cours liant directement les entreprises aux organismes assureurs désignés par des accords collectifs ou des conventions collectives nationales ; ou alors de façon plus large, des conventions ou accords collectifs ayant procédé à la désignation d’organismes assureurs, voire des contrats signés par les partenaires sociaux avec les organismes assureurs en vue de lier ces derniers et de préciser les stipulations du texte conventionnel de branche et ses modalités de mise en œuvre effective.
Alors que pour certains auteurs, il parait artificiel de déconnecter le contrat d’assurance, d’un côté, et la convention ou l’accord collectif, de l’autre [5], pour d’autres, la solution tendant à une interprétation large de la notion de contrats en cours peut choquer et être lourde de conséquence[6]pour les entreprises.
Une affaire qui relance le débat
Un arrêt récent de la Chambre sociale de la Cour de cassation vient confirmer la position déjà affirmée par le Juge du Droit, sans éteindre pour autant la polémique. Saisie d’un litige opposant la société Boulangerie Alexis à l’Ag2r prévoyance, la Cour devait répondre à la question de savoir si une entreprise relevant du champ d’application d’un avenant relatif à la mise en place d’un régime de remboursement complémentaire de frais de soins de santé, conclu dans le cadre de la Convention collective nationale de la boulangerie-pâtisserie du 19 mars 1976, était tenue de souscrire le contrat d’adhésion avec Ag2r prévoyance, seul organisme assureur désigné par l’accord pour gérer ce régime.
Les premiers juges avaient fait droit à la demande de l’Ag2r tendant à obtenir la régularisation de l’adhésion et le paiement d’un rappel de cotisations. Mais la décision du Conseil constitutionnel étant intervenue entre-temps, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, par arrêt du 29 novembre 2013, avait infirmé le jugement au motif que l’absence de contrat en cours à cette date entre Ag2r prévoyance et la société Boulangerie Alexis y faisait obstacle. Censure de la Cour de cassation[7], par un arrêt du 23 juin 2015 rendu au visa des articles 62 de la Constitution et L. 912-1 du code de la sécurité sociale dans sa rédaction alors applicable.
La Cour rappelle les considérants du Conseil constitutionnel, pour en déduire que les contrats en cours sont les actes ayant le caractère de conventions ou d’accords collectifs ayant procédé à la désignation d’organismes assureurs pour les besoins du fonctionnement des dispositifs de mutualisation que les partenaires sociaux ont entendu mettre en place, voire les actes contractuels signés par eux avec les organismes assureurs en vue de lier ces derniers et de préciser les stipulations du texte conventionnel de branche et ses modalités de mise en œuvre effective. C’est donc une interprétation large de la notion de contrats en cours qu’effectue la Haute juridiction. Elle confirme en cela l’arrêt du 11 février dernier[8], en estimant que l’évocation de contrats en cours par le Conseil constitutionnel ne devait pas se réduire aux seuls actes contractuels liant directement les entreprises et les organismes assureurs.
Au demeurant, la Cour régulatrice s’empare de l’interprétation qu’avait faite le Conseil d’Etat le 26 septembre 2013, lorsqu’il fut saisi par le Premier ministre d’une demande d’avis portant sur les modalités d’application dans le temps de la décision n° 2013‐672 DC du 13 juin 2013 du Conseil constitutionnel. L’Assemblée générale du Conseil d’Etat[9] relève en son onzième considérant qu’un faisceau d’arguments d’ordre juridique ou touchant aux modalités de fonctionnement effectives de tels dispositifs de mutualisation conduit à retenir l’interprétation la plus large, comme la plus conforme à l’intention du Conseil constitutionnel. Pour le Conseil d’Etat, les termes du considérant 14 excluant les contrats en cours de l’effet d’inconstitutionnalité visent les actes ayant le caractère de conventions ou d’accords collectifs ayant procédé à la désignation d’organismes assureurs pour les besoins du fonctionnement des dispositifs de mutualisation que les partenaires sociaux ont entendu mettre en place, voire des actes contractuels signés par eux avec les organismes assureurs en vue de lier ces derniers et de préciser les stipulations du texte conventionnel de branche et ses modalités de mise en œuvre effective.
Ainsi, en l’état actuel de la jurisprudence, les clauses de désignation ont vocation à survivre temporairement, dans les seuls cas où les accords collectifs les prévoyant sont antérieurs au 16 juin 2013. L’économie générale de ces contrats est donc conservée dans l’attente des renégociations avec les partenaires sociaux. Les entreprises relevant des branches concernées ont donc obligation d’adhérer aux contrats d’assurance « complémentaire santé », sauf à risquer une action en régularisation d’adhésion et paiement de rappels de cotisations.
L’on peut toutefois regretter qu’alors que le législateur avait poursuivi un but d’intérêt général[10] en assurant un régime de mutualisation des risques par renvoi aux accords professionnels et interprofessionnels, le Conseil constitutionnel ait laissé se multiplier les risques juridiques, en adoptant un tel considérant sibyllin, sans préciser ce qu’il entendait exactement par « contrats en cours ». Le cas échéant, les contentieux se seraient taris. Ne faudrait-il pas instaurer, comme en matière de procédure civile[11] et administrative[12], la faculté pour le justiciable de saisir le juge constitutionnel d’une requête en interprétation ?
Dans l’attente, malheureusement, la Cour d’appel de renvoi d’Aix-en-Provence, autrement composée, devra examiner une nouvelle fois l’affaire, soit en faisant sienne l’interprétation de la Cour de cassation, soit en décidant de se rebeller et de maintenir que l’absence de contrat en cours au 16 juin 2013, entre l’entreprise et l’organisme assureur, fait obstacle aux demandes de l’Ag2r. Dans une telle hypothèse, le débat devrait se poursuivre et la saga judiciaire nous permettra de revenir vers nos lecteurs à l’occasion, sans doute d’un arrêt d’Assemblée plénière…
La survie des clauses de désignation dans le temps
Si l’on retient l’hypothèse actuelle selon laquelle les accords collectifs fondateurs des garanties sont « sanctuarisés »[13] durant une période de temps, du fait de la décision du Conseil constitutionnel, encoure faut-il en déterminer la durée.
Pour le Conseil d’Etat[14], la référence au « terme normal » des conventions figurant dans le dernier alinéa du commentaire aux Cahiers[15] relatif au considérant 14, excluent l’hypothèse d’une poursuite de l’application de ces textes pendant une durée indéfinie. Il convient donc d’examiner les différentes situations pouvant résulter de la durée convenue par les accords en cause.
Aux termes de l’article L. 2222-4 du code du travail, « la convention ou l’accord est conclu pour une durée déterminée ou indéterminée. Sauf stipulations contraires, la convention ou l’accord à durée déterminée arrivant à expiration continue à produire ses effets comme une convention ou un accord à durée indéterminée. Quand la convention ou l’accord est conclu pour une durée déterminée, celle-ci ne peut être supérieure à cinq ans. »
Tout d’abord, précisons que chaque cas nécessite un examen particulier, selon que des stipulations conventionnelles aient été introduites aux fins de régler les modalités temporelles des effets de l’accord. Ensuite, et en règle générale, si l’accord collectif organisant la protection complémentaire et procédant à la désignation de l’organisme chargé d’assurer cette protection, est d’une durée déterminée, alors celui-ci prend nécessairement fin à l’échéance du terme convenu (maximum cinq ans). Les parties doivent par suite renégocier l’accord en considération du droit positif tel qu’il résulte notamment de la nouvelle écriture de l’article L. 912-1 du code de la sécurité sociale. Enfin, dans le cas d’un accord à durée indéterminée, d’une part il peut toujours être révisé, l’avenant portant révision se substituant de plein droit aux stipulations de la convention ou de l’accord qu’il modifie, d’autre part, il peut être dénoncé conformément aux articles L. 2222-5 et L. 2222-6 du code du travail, dans ce cas, il prend fin, en l’absence de stipulation expresse, à l’expiration du préavis de trois mois qui doit précéder la dénonciation. Néanmoins il conviendrait alors de distinguer, selon que la dénonciation émane de la totalité des signataires employeurs ou salariés, ou qu’elle n’émane que d’une seule partie à l’accord.
Dans leur sagesse, les partenaires sociaux conscients de l’incertitude juridique persistante liée aux clauses de désignation antérieures au 16 juin 2013 (au vu des contentieux pendants devant les juridictions françaises et européennes[16]), seront bien avisés de revenir à la table des négociations et envisager de nouveaux accords respectant l’esprit de la loi du 23 décembre 2013 de financement de la sécurité sociale en son article 14.
Textes de référence :
Article 62 de la Constitution du 4 octobre 1958
Articles 56, 101, 102 et 106 TFUE.
Articles L. 911-1 et L. 912-1 du code de la sécurité sociale :
Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, JORF n°0138 du 16 juin 2013, page 9958
Loi n° 2013-1203 du 23 décembre 2013 de financement de la sécurité sociale pour 2014, JORF n°0298 du 24 décembre 2013 page 21034.
Décisions juridictionnelles et Avis :
Cons. const., 13 juin 2013, déc. n° 2013-672 DC, JORF n°0138 du 16 juin 2013 page 9976, texte n° 2, Rec., p. 817.
Cons. const., 19 déc. 2013, déc. n° 2013-682 DC, JORF n°0298 du 24 décembre 2013 page 21069, texte n° 4, Rec., p. 1094.
Cass. soc., 11 février 2015, n° 14-11.409, FS-P+B, GIE Ag2R prévoyance c/ M. L.
Cass. soc., 11 févr. 2015, n° 14-13.538, FS-P+B, Ag2R prévoyance c/ SARL Pain d’or et a.
CJUE, 3 mars 2011, aff. C-437/09, Ag2r prévoyance c/ Beaudout: Rec. CJUE 2011, I, p. 973 :
CJUE, 21 sept. 1999, aff. C-67/96.
CE, 26 sept. 2013, avis n° 387895.
ADLC, Avis n° 13-A-11, du 29 mars 2013.
Conclusions de l’Avocat général M. Niilo Jääskinen, présentées le 19 mars 2015 à la CJUE, (Affaires jointes C‑25/14 et C‑26/14).
[1] Cons. const., 13 juin 2013, déc. n° 2013-672 DC,JORF n°0138 du 16 juin 2013 page 9976, texte n° 2, Rec., p. 817.
[2] Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, JORF n°0138 du 16 juin 2013, page 9958, texte n° 1.
[3] Décisions nos 85-187 DC du 25 janvier 1985, 2012-654 DC du 9 août 2012, 2012-656 DC du 24 octobre 2012, 2012-659 DC du 13 décembre 2012, 2012-662 DC du 29 décembre 2012, 2013-667 DC du 16 mai 2013 et 2013-669 DC du 17 mai 2013.
[4] V. notamment :TGI Bayonne, 18 nov. 2013 ; TGI Bordeaux, 7 avr. 2014 ; TGI Quimper, 8 juill. 2014 ; CA Aix-en-Provence, 9 oct. 2014, n° 13/17735 : JurisData n° 2014-026358 ; CA Paris, 16 oct. 2014, n° 12/17007 ; CA Poitiers, 1re ch., 16 janv. 2015, n° 13/02235 ; CA Douai, 1re ch., sect. 2, 21 janv. 2015, n° 14/01297 ; CA Lyon, 1re ch., sect. B, 27 janv. 2015, n° 13/08063.
[5] JCP E n° 16, 16 Avril 2015, 1200, « Clauses de désignation », Commentaire par Yan-Eric Logeais avocat à la Cour, Cabinet Gide Loyrette Nouel A.A.R.P.I. et David Jonin avocat à la Cour, Cabinet Gide Loyrette Nouel A.A.R.P.I.
[6] JCP S n° 16, 21 Avril 2015, 1141 « Clauses de désignation : à quand la fin de l’Ancien régime ? », Etude par Philippe Coursier, maître de conférences à l’université de Montpellier.
[7] Cass. soc., 23 juin 2015, n° 14-11.239, Ag2r prévoyance c/ SARL Boulangerie Alexis, inédit.
[8] Cass. soc., 11 févr. 2015, n° 14-13.538, FS-P+B, Ag2R prévoyance c/ SARL Pain d’or et a.
[9] CE, 26 sept. 2013, avis n° 387895.
[10] CE, 16 nov. 2011, n° 353541 : « compte tenu de l’intérêt général qui s’attache à la mise en place immédiate d’une protection sociale complémentaire en faveur de l’ensemble des salariés de la branche ».
[11] Article 461 CPC : « Il appartient à tout juge d’interpréter sa décision si elle n’est pas frappée d’appel. La demande en interprétation est formée par simple requête de l’une des parties ou par requête commune (–). »
[12] Article R. 312-4 CJA : « Les recours en interprétation et les recours en appréciation de légalité relèvent de la compétence du tribunal administratif territorialement compétent pour connaître de l’acte litigieux. »
[13] Droit social 2014, p. 1057 : « La survie des clauses de désignation », Jacques Barthélémy, Avocat – Conseil en droit social – Ancien professeur associé à la faculté de droit de Montpellier – Fondateur en 1965 du cabinet éponyme.
[14] CE, 26 sept. 2013, avis n° 387895, & 22.
[15] Cons. Const. ; Commentaire de la Décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013 « Loi relative à la sécurisation de l’emploi », p. 16 : « Les conventions déjà conclues continuent de produire leur effet jusqu’à leur terme normal ».
[16] Question préjudicielle pendante devant la CJUE ; V. nota. : Conclusions de l’Avocat général M. Niilo Jääskinen, présentées le 19 mars 2015, (Aff. C‑25/14 & C‑26/14).