L’obligation faite au chef d’établissement de veiller à la santé et la sécurité de ses salariés a rapidement été source de contentieux. Or, depuis 2002, la position retenue par la Cour de Cassation entraînait une responsabilité quasi automatique de l’employeur. En élargissant les cas d’exonération, l’arrêt du 25 novembre 2015 marque donc un revirement notable. Reste à en mesurer toute la portée …
Transposant la directive 89/391/CEE, le Code du Travail prévoit dès 1991 une obligation générale de sécurité, selon laquelle « le chef d’établissement prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs de l’établissement »[1]. Dès lors, il revenait à la jurisprudence d’en préciser la nature, selon la distinction binaire du droit français : simple obligation de moyens ou obligation de résultat ?
Le développement d’une responsabilité « sans limite »
En 2002, dans les célèbres arrêts « Eternit »[2], la Cour de Cassation opte pour la seconde solution. L’employeur est ainsi tenu d’atteindre un résultat déterminé : l’absence d’exposition aux risques pour la santé ou la sécurité de ses salariés. Dans le cas contraire, c’est-à-dire si la santé d’un salarié est affectée durant le travail, ou même simplement s’il a été exposé au risque[3], sa responsabilité peut être engagée.
On favorise ainsi le développement de ces contentieux, puisque le salarié se retrouve dans une situation idéale : dès lors qu’il a été exposé à un risque dont son employeur avait conscience (ou aurait dû avoir conscience) affectant sa santé et/ou sa sécurité, il n’a aucun manquement particulier à démontrer. L’employeur est pris au piège : il supporte la charge d’une preuve impossible. En effet, s’agissant d’une obligation de résultat, il ne sera pas tenu compte des mesures prises par l’employeur pour protéger son salarié des risques en cause. Seul un cas de force majeure est susceptible de l’exonérer de sa responsabilité …
Rapidement, l’obligation de sécurité devient une véritable « norme autonome irriguant toutes les phases de la vie au travail »[4] : contentieux de faute inexcusable, harcèlement moral, agressions au travail, risques psycho-sociaux, absence de visites médicales … Peu importe le risque en cause, peu importe les actions menées par l’employeur pour l’éliminer ou le réduire : la condamnation devient automatique (requalification de la rupture du contrat de travail, versement de dommages et intérêts …).
Dès lors que la condamnation ne peut être évitée, le risque encouru était celui d’un abandon des politiques de prévention dans l’entreprise, et plus généralement de l’attention portée aux questions de santé/sécurité. Cette considération a pu pousser la Cour à assouplir sa position envers les employeurs.
Un frein au caractère automatique de la responsabilité des employeurs
Dans son arrêt du 25 novembre 2015, la Chambre Sociale revient sur sa position et apprécie le manquement à l’obligation de sécurité à la lumière des mesures prises par l’employeur. L’affaire concernait un chef de cabine d’Air France, témoin direct des attentats du 11 septembre 2001. Cinq ans plus tard, il est pris d’une crise de panique au moment d’embarquer, ce qui engendre un arrêt de travail.
Dès 2008, le salarié cherche à obtenir réparation d’un préjudice résultant selon lui d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité. Il invoque l’absence d’initiative de son employeur à mettre en place un débriefing puis un suivi psychologique à son retour, ainsi qu’une mauvaise appréciation du risque lié au stress post-traumatique (absent du document unique d’évaluation des risques).
Habituellement, la seule survenance du risque aurait suffi à caractériser le préjudice et le manquement de l’employeur à son obligation.
La Cour a néanmoins rejeté ses demandes, expliquant que l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues aux articles L 4121-1 et 4121-2 du Code du Travail ne commet aucun manquement à son obligation de sécurité. Elle revient donc sur le caractère automatique de la responsabilité. Autre point important à préciser : la référence aux neufs principes de prévention contenus à l’art. L 4121-2.
En l’espèce, elle a estimé que la société Air France avait rempli son obligation en le faisant accueillir par une équipe médicale assurant une présence jour et nuit, et en l’orientant vers des consultations psychiatriques. De surcroit, des visites médicales régulières avaient été organisées, confirmant son aptitude au poste. Des mesures propres à éviter tout risque lié à ce traumatisme avaient donc été mises en œuvre.
La nouveauté réside donc dans la prise en compte des actions menées par l’employeur afin d’éviter les risques pour la santé du salarié. La discussion devient possible. Cet arrêt, publié au Bulletin, ouvre donc la voie à un retour à la normale.
Vers une obligation de moyens renforcée ?
Cet assouplissement de la Cour de Cassation mérite toutefois confirmation, d’autant plus qu’il ne faut pas oublier la singularité des faits. Certes, l’arrêt évoque les mesures prises par l’employeur, mais il énonce également l’absence de lien de causalité entre la crise de panique déclarée en 2006 et les évènements du 11 septembre 2001, à la lumière de certificats médicaux. Il ne fait aucun doute que cela a pesé dans la décision.
Par ailleurs, il conviendra également d’attendre les prochains arrêts des autres chambres de la Cour qui ont à connaitre de l’obligation de sécurité pour en apprécier la portée.
Cet arrêt se pose néanmoins comme un frein à certaines dérives du contentieux et au caractère automatique de la responsabilité : il ouvre la voie à une appréciation au cas par cas. La référence aux principes généraux de prévention n’est pas anodine. L’employeur devra se ménager des preuves, notamment sur l’évaluation des risques (d’où l’importance du document unique), les actions de prévention mises en place, et les mesures prises (par exemple, adaptation du poste, de l’organisation, des conditions de travail …).
Le mérite d’une position plus nuancée est d’encourager les employeurs à davantage de prévention des risques afin de se couvrir sur ces contentieux, autrefois perdus d’avance.
Si cette tendance jurisprudentielle venait à se confirmer, il pèserait sur l’employeur une obligation de moyens « renforcée ». La charge de la preuve continue de peser sur l’employeur, mais elle devient possible : à lui de démontrer qu’il a pris toutes les mesures nécessaires pour préserver la santé et la sécurité du salarié, et ainsi, qu’il n’a commis aucun manquement.
[1] Art. L 230-2 du Code du Travail (ancienne codification) issu de la loi n°91-1414 du 31 déc. 1991.
[2]Cass. Soc. 28 février 2002.
[3] Voir en ce sens, par exemple : Soc. 23 oct. 2013, n° 12-20.760
[4] Pierre Sargos, Président de Chambre à la Cour de Cassation.