De façon assez surprenante, la loi Macron attise les passions, alors qu’elle ne comporte que des mesures de portée limitée. Cette longue énumération de dispositions « chirurgicales » (comme diraient les militaires avant de bombarder des sites civils), encore allongée par les députés lors du débat en commission, est devenue le symbole d’un libéralisme triomphant qui divise autant à droite qu’à gauche.
A y regarder de plus près, pourtant, la loi Macron s’inspire de théories économiques beaucoup plus « à gauche » et beaucoup moins libérales qu’on ne le dit.
Macron s’attaque aux rentes, cette passion française…
La loi Macron entreprend de s’attaquer aux rentes, un sujet très sensible en France. Quand on parle de rentes, on ne vise évidemment pas la rente au sens financier du terme, mais bien la rente au sens juridique: ce monceau de principes et de lois, d’astuces, de protections, qui ont permis à certaines professions de se monter leur « petit business » à l’abri d’une concurrence débridée.
Cette ambition explique largement la longueur de la loi: on ne compte plus les petits montages règlementaires qui permettent à telle ou telle corporation de s’abriter des mauvais vents. Si les taxis, avec leur licence au nombre restreint, en sont devenus l’emblème, ils ne sont qu’un frêle bouleau qui cache une forêt de chênes épais. Notaires, avocats, cheminots, bénéficient de réglementations bien plus protectrices et bien plus complexes à combattre. Il faudrait une loi encore plus longue pour remettre toute la réglementation française à plat.
Il est assez divertissant de voir que cet exercice de remise des compteurs à zéro revient à chaque révolution industrielle. La dernière fois que la France s’y était essayée, c’était dans les années 1780, avec la circulation du grain et d’autres plaisirs qui exaspéraient les acteurs économiques. A l’époque, l’Ancien Régime avait rencontré les mêmes blocages que notre vieille République, et tout s’était réglé par la fameuse loi Le Chapelier et par le décret d’Allarde de 1791, qui avait tout simplement aboli les corporations.
Une fois de plus, un gouvernement s’essaye à la réforme par la méthode douce: on prépare un texte long et précis, on le discute, on l’amende, on le débat, et peut-être le votera-t-on. Reste à voir si cette méthode réussira mieux en 2015 qu’il y a deux cents trente ans. Les paris sont ouverts…
Les professions réglementées entre spaghetti et cassoulet
L’existence de réglementations protectrices n’est pas une exclusivité française. Chaque pays a la sienne, parfois sortie de derrière les fagots. L’une des plus emblématiques est la loi sur la pureté de la bière (le Reinheitsgebot) en Allemagne, qui date de 1516, et qui réserve le mot « bière » aux boissons composées d’eau, de houblon et d’orge. Cette loi est toujours en vigueur en Allemagne (l’Allemagne ayant une vieille histoire d’amour avec la pureté): elle permet de protéger le marché allemand contre les produits étrangers.
On le voit, recourir à la réglementation pour limiter la concurrence est une idée ancienne et largement répandue. La réglementation a toujours constitué un important bouclier contre la libre concurrence: les pourfendeurs de la loi Macron ne s’y sont pas trompés, et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils voient dans la loi éponyme une manifestation diabolique d’un libéralisme triomphant.
Mais… ces détracteurs savent-ils que la théorie économique contemporaine a largement débattu de cette question, et qu’un nobélisable d’économie, le professeur indo-américain Jagdish Natwarlal Bhagwati a inventé le concept de « spaghetti bowl effect », pour désigner l’imbrication étroite de réglementations sur un marché pour neutraliser les effets du libre échange.
Le concept de Bhagwati, que nous pourrions traduire par « effet du bol de nouilles » (asiatiques, s’entend) ou « effet Bô Bun », est proche de la loi Macron, à cette nuance près que Bhagwati désigne les protections légales dont un pays se dote (en tissant un écheveau de règles complexes à la façon d’une boule de nouilles dans un bol) pour limiter l’accès de produits étrangers à son marché intérieur, alors qu’Emmanuel Macron s’attaque à un autre recette de cuisine: les règles qui protègent des acteurs contre la concurrence du marché intérieur. Au fond, ce n’est pas la bol de nouilles qui intéresse le ministre de l’Economie, mais plutôt le cassoulet.
Les amateurs de ce plat roboratif se souviendront d’ailleurs que la paternité de leur régal, peut-être né au Moyen-Âge, est âprement disputée depuis cette date entre Castelnaudary, Carcassonne et Toulouse. Cette querelle quasi-millénaire s’est tout de même soldée par une réglementation de 1966 imposée par des états généraux de la Gastronomie Française au terme desquels l’appellation cassoulet est réservée aux plats comportant au moins 30% de viande…
On pourrait d’ailleurs inciter Emmanuel Macron à se pencher sur cette réglementation abusive!
Cette loi cassoulet est-elle vraiment libérale?
Parce qu’elle s’attaque à de vieux acquis, la loi Macron est perçue comme libérale. Pourtant, la théorie des rentes dont elle constitue une belle application, n’est pas forcément la tasse de thé préférée des libéraux classiques.
On en voudra pour preuve les autres apports théoriques du professeur Bhagwati, longtemps conseiller à l’Organisation Mondiale du Commerce, mais ennemi déclaré du libre échange tel qu’il est conçu aujourd’hui. Il a notamment théorisé sa vision autour de la notion de « croissance appauvrissante » par laquelle il explique très bien que le développement du libre échange a conduit de nombreux pays à épuiser leurs ressources naturelles pour augmenter leurs exportations afin de préserver leur niveau de vie face à l’arrivée d’une concurrence destructrice.
Le même Bhagwati a également combattu la libéralisation des flux de capitaux, en considérant qu’elle comportait un risque systémique extrêmement dangereux pour l’équilibre des économies mondiales. Il a rassemblé cette approche autour de la théorie du « mythe du capital ».
C’est probablement la grande ironie française de voir des libéraux partout, comme Blanche Neige et les nains.
En réalité, la loi Macron n’est ni libérale ni quoique ce soit d’autre. Elle aborde simplement des sujets qui fâchent, à un moment critique. Les semaines à venir donneront une bonne mesure de la capacité française à supporter le débat et la liberté de certaines expressions…