La loi Travail entame la phase d’enfumage final. C’est le moment où on parle financement, gros sous, grisbi, et où l’on ne peut rien comprendre à ce qui se passe au-dessus de la table si l’on ne suit pas ce qui se passe au-dessous.
Un enfumage dans les grandes largeurs
Il suffit de lire les propos de François Hollande sur la loi Travail dans son interview aux Echos pour comprendre que quelque chose cloche.
Le sort de la loi El Khomri est un autre facteur d’incertitude. Les critiques persistent au sein de la majorité parlementaire…
Il n’y a aucune incertitude. La loi sera votée et promulguée dans les délais prévus.
Alors, incertitude ou pas? quand un Président, surtout s’il est nommé Hollande, commence à dire, en deux phrases, tout et son contraire, c’est qu’il y a anguille sous roche.
L’étrange amendement qui lève l’incertitude
Pour décrypter l’enfumage présidentiel, il faut en fait comprendre que le gouvernement n’a pas encore trouvé d’accord avec sa majorité pour faire passer le texte (d’où incertitude), mais qu’il a sécurisé les choses du côté syndical (d’où: plus aucune incertitude).
L’un des éléments de cette sécurisation inopinée tient à l’amendement 360 déposé par… le gouvernement, qui précise l’article 13 de la loi:
Autrement dit, la petite phase de concertation discrète avec les syndicats (dont FO qui a insisté sur ces points) a permis deux choses.
D’abord, la loi conforte ce qui existe: à savoir une impossibilité de déroger négativement, par accord d’entreprise, aux dispositions existant dans les branches sur les salaires minimum, les qualifications, la formation professionnelle et la protection sociale complémentaire. Ensuite, la loi ajoute à cet existant deux nouveaux thèmes exclus de la “dérogation”: la pénibilité et l’égalité hommes-femmes.
Quelles dérogations seront encore possibles?
Les amateurs du genre compareront les dispositions légales en préparation avec cette photographie des négociations imposées dans les branches par le Code du Travail:
Comme on le voit, les entreprises pourront déroger à l’accord de branche sur des sujets seulement mineurs: la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (la tarte à la crème des DRH pour entretenir le dialogue sans rien dire), les travailleurs handicapés, l’épargne salariale et le temps partiel. Autrement dit, les espaces d’ouverture de la loi Travail se sont singulièrement réduits…
Mais pourquoi n’avoir rien touché à l’existant?
Dans le mythe de l’inversion de la hiérarchie des normes, le bon sens voulait que l’accord d’entreprise puisse déroger à tous les sujets pris en main par les branches professionnelles. On aurait pu imaginer une exception sur les rémunérations minimales, qui n’ont en effet de sens qu’au niveau de la branche (ce qui pose la question du SMIC et de son intérêt, au passage). Mais sur les autres sujets? Pourquoi interdire aux entreprises de déroger aux dispositions sur les autres thèmes, notamment sur la formation professionnelle et la protection sociale complémentaire? D’où vient que ces sujets si obscurs deviennent des enjeux aussi importants?
Dans les intentions affichées au mois de février sur ce projet de loi, tout préparait à ce que le gouvernement fît sauter les verrous. Et quelques mois plus tard, non seulement il les conforte, mais il les renforce!
Le financement au coeur des préoccupations
Il y a bien évidemment une raison à cette attention portée à des sujets aussi mystérieux: le financement occulte des syndicats, qui ne peut exister sans la formation ni sans la protection sociale complémentaire. Il est particulièrement divertissant de voir que le principal effet de la loi Travail consistera à conforter ces mécanismes pervers, alors que tout appelait à les réformer en profondeur.
Ainsi vont les trains de réforme: plus on affirme libéraliser le marché du travail, plus on le ferme. Plus on bande les muscles et plus on roule les mécaniques, moins on change le système et moins on chemine vers une modernisation des relations sociales.
Le financement occulte par la formation professionnelle
Si les syndicats de salariés se sont battus, sans riposte patronale notable, c’est d’abord pour préserver l’ubuesque système de financement par la formation professionnelle, dont le fonctionnement est généralement méconnu du public.
Dans la pratique, les entreprises sont obligées de cotiser à un organisme paritaire de branche, qui financent, dans des proportions variables, un certain nombre d’actions de formation. Jusqu’à une époque récente, une partie de ces fonds (1%) était rétrocédée aux organisations syndicales, de salariés comme d’employeurs, sous un certain nombre de réserves que personne ne vérifiait.
Depuis la loi du 5 mars 2014, le système est modifié et transformé par un fonds paritaire. Il n’en reste pas moins que les OPCA (chargés de collecter les contributions obligatoires des entreprises à la formation professionnelle et gouvernés paritairement) continuent à percevoir les cotisations des entreprises. L’OPCA du MEDEF, par exemple, appelé OPCALIA, lève chaque année 600 millions d’euros. Qui, au sein de cet OPCA comme au sein des autres, vérifie concrètement le contenu des dizaines de milliers d’actions de formation financées par cette usine à gaz qui compte 700 collaborateurs? Qui vérifie la destination de toutes ces sommes?
Il faudra un jour gratter sur le recours aux formations dans les relations sociales… D’ici là, je me contente juste de fournir une capture d’écran trouvé sur le site droit-de-la-formation.fr, propriété de Centre Inffo, association sous tutelle du ministère de la formation professionnelle, mais à la gouvernance paritaire:
Comme on le voit, toutes les organisations syndicales sont dotées d’un centre de formation qui peut recevoir des fonds des OPCA…
Si l’on se souvient que la totalité des OPCA en France collecte environ 10 milliards d’euros par an, on mesure l’enjeu d’interdire aux entreprises de se libérer des collectes de branche, sur lesquelles les représentants syndicaux ont la main.
Le financement occulte par la protection sociale complémentaire
J’ai récemment consacré un article à ce sujet. Celui-ci rappelle l’importance financière des institutions de prévoyance pour le financement syndical.
Dans la pratique, l’opération est assez simple: elle consiste à négocier au niveau des branches des accords en prévoyance (risques longs) ou en santé (risques courts) qui recommandent des acteurs dirigés par des organisations syndicales (des institutions de prévoyance le plus souvent), lesquelles sont ensuite priées de faire de menus cadeaux sous la forme d’achats d’espaces publicitaires ou de stands absolument inutiles mais très coûteux dans les congrès des fédérations qui ont négocié l’accord.
Voici, ce qu’en 2013, l’Autorité de la Concurrence avait fait remarquer sur ce sujet:
Concentrer 90% d’un marché de plusieurs milliards entre les mains de 4% des acteurs de ce marché… il y a bien une raison!
Loi Travail: touche pas au grisbi…
Bref, la loi Travail avait une vocation initiale, proclamée par le gouvernement: moderniser, changer la donne, ouvrir, flexibiliser. Dans la pratique, le corporatisme français a eu raison de toutes ces ambitions hautement proclamées. Il a réussi sa partie de judo: il a retourné contre l’adversaire la force déployée par l’adversaire lui-même, et il en a tiré profit. Chacun se souvient ici de cette réplique:
La loi Travail aura un effet concret: elle va consolider les sources occultes de financement syndical en gravant dans le marbre ce qu’il fallait précisément briser…
Bien joué les mecs!