A défaut de bousculer réellement la hiérarchie des normes malgré les intentions qu’on lui prête, la « loi El Khomri » fait la part belle à l’accord d’entreprise, qui s’impose comme première source de Droit du Travail.
Le « renversement » de la hiérarchie des normes, la fausse nouveauté
Engluée dans des discussions et compromis interminables, difficile de prévoir quel sera le contenu final de la loi Travail. Une chose parait certaine: la possibilité sera laissée aux entreprises d’adapter les règles du Code du Travail par accord, sur des thèmes relativement larges (durée du travail, temps partiel, heures supplémentaires …).
En cela, la nouvelle construction du Code devrait suivre les préconisations du Rapport Combrexelle (Sept. 2015). En dehors des règles d’ordre public, la négociation collective sera systématiquement privilégiée. La loi devient ainsi supplétive, dans la mesure où ses dispositions ne s’appliqueront qu’à défaut d’accord conclu.
Pourtant, il serait incorrect d’y voir un renversement de la hiérarchie des normes, puisque c’est la loi elle-même qui fixe les conditions et limites des dérogations qui peuvent lui être apportées par accords. Néanmoins, il est vrai que cette loi poursuit et accélère un mouvement entamé dès 1982, qui a consisté à multiplier la possibilité « d’accords dérogatoires » à la loi (dans un sens moins favorable) au point de transformer l’exception en règle.
Le principe de faveur a été vidé de sa substance depuis bien longtemps, au profit d’une « décentralisation » de la négociation collective. Ainsi dès 2004, un accord d’entreprise pouvait déroger à tout accord de branche, hormis quelques matières (salaires minima, par exemple) ou si l’accord de branche en disposait autrement (ces « clauses de fermeture » leur permettant, il est vrai, de garder la main). La loi portant « rénovation de la démocratie sociale » (2008) allait plus loin en matière de temps de travail, en privilégiant à tout prix l’accord conclu au niveau de l’entreprise. Ce n’est qu’à défaut que l’accord de branche, puis la loi le cas échéant, venaient à s’appliquer.
C’est précisément cette technique que la loi Travail veut promouvoir et étendre, en s’inscrivant d’ailleurs dans la lignée de toutes les dernières réformes sociales (loi Macron et loi Rebsamen par exemple, qui encouragent l’adaptation des règles légales par accord d’entreprise). Il est donc injuste de prétendre que la loi El Khomri bouleverse le Droit du Travail en transformant la loi en norme supplétive, inférieure à l’accord collectif.
L’extension notable des champs de la négociation collective dans l’entreprise
Cette primauté est généralement justifiée par des motifs économiques et d’emploi. L’entreprise serait l’échelon le plus pertinent pour arrêter des accords « donnant-donnant ». L’idée est que les parties à la négociation sont plus proches du terrain, et donc plus au fait des besoins ou difficultés de l’entreprise, ainsi que des attentes des salariés. Les branches comporteraient des entreprises aux profils et situations trop disparates pour conclure des accords économiquement pertinents pour tous.
Toutefois, pour les détracteurs de la loi, la négociation au niveau de l’entreprise ne permet pas toujours un dialogue social de qualité et une préservation suffisante des intérêts des salariés, notamment dans un contexte de crise. On craint forcément le « chantage à l’emploi ». Selon eux, la branche devrait rester l’échelon privilégié sur des thématiques cruciales (heures supplémentaires, aménagement du temps de travail, forfait jours …). Le Gouvernement devrait d’ailleurs lâcher du lest.
On peut donc parler d’un mouvement de « conventionnalisation » du droit du Travail, qui s’étend avec force à travers la loi El Khomri. Par accord, l’entreprise pourra aménager les règles sur des thématiques variées : temps de pause, astreintes, définition du travail de nuit, majoration des heures supplémentaires, dépassement des durées maximales de travail, délais de prévenance (pour les temps partiels notamment), congés payés (délai à respecter pour modifier les dates de départs, notamment) … Tout cela nécessite néanmoins la présence d’interlocuteurs syndicaux pour négocier, et une volonté d’accorder des contreparties réelles au personnel, sans quoi les chances de conclure un accord seront minimes.
La volonté du projet de loi est claire: dans le respect des règles d’ordre public, tout doit pouvoir être négocié. On cherche ainsi à adresser un message fort aux entreprises: le Droit du Travail ne serait plus forcément une contrainte. Il pourrait se mettre au service de la vie économique de l’entreprise. Mais tout cela nécessite une culture de la négociation collective qui reste à construire.
Parmi les mesures les plus marquantes on peut citer la possibilité, par accord d’entreprise, d’aménager le temps de travail sur une période allant jusqu’à 3 ans, et de fixer la durée des baisses de commandes ou du chiffre d’affaires nécessaire pour caractériser les difficultés économiques justifiant un licenciement. Un recul est néanmoins probable sur ces questions. Par ailleurs, dans la lignée des « accords de maintien dans l’emploi », les entreprises pourraient désormais conclure des accords « offensifs », permettant la modification de la durée du travail ou de la rémunération en vue de développer l’emploi. Le refus du salarié entraînerait son licenciement pour motif personnel, et non pas économique.
Validité des accords d’entreprise : L’arme du référendum
La réforme de 2008 avait modifié à la fois les règles de représentativité des syndicats dans l’entreprise (avec un calcul de l’audience à chaque premier tour d’élections professionnelles) et de validité des accords (l’accord devait être signé par une ou plusieurs organisations syndicales ayant recueilli, en cumulé, 30% des suffrages aux dernières élections, et ne pas faire l’objet d’une opposition majoritaire).
La loi Travail instaure un retour à l’accord collectif majoritaire. Pour être valable, l’accord d’entreprise devra être signé par un ou plusieurs syndicats représentant la majorité des suffrages lors des dernières élections. Attention, on ne prendra en compte que les suffrages exprimés au premier tour en faveur d’organisations syndicales représentatives dans l’entreprise. Toutefois, si les syndicats concluant l’accord ne représentent que 30% de ces suffrages, un référendum auprès des salariés pourra être exigé et décidera de la validation ou du rejet de l’accord (à la majorité).
Tout avenant pourra être signé dans les mêmes conditions. Sauf stipulation contraire, l’accord sera ainsi conclu pour cinq ans.
La réforme en cours place donc l’accord d’entreprise au cœur du Droit du Travail, sans que cela constitue une révolution mais plutôt une continuité logique des réformes successives depuis 2004. Pour le Gouvernement, il faut permettre aux entreprises transformer les règles rigides du Code du Travail en normes adaptables en fonction des réalités économiques. Toutefois, on peut se demander si cette consécration de l’accord d’entreprise est bien conciliable avec un autre objectif du rapport Combrexelle, c’est-à-dire la simplification du droit. En effet, en encourageant la supplétivité des normes légales au profit des normes négociées dans chaque entreprise, n’en vient-on pas à créer plusieurs droits du travail et à rendre les règles moins lisibles pour les salariés et les juridictions ?
Enfin, cette place accordée à l’accord d’entreprise doit être analysée conjointement au monopole syndical de négociation, quasi-inébranlé dans la réforme. Or, dans la mesure où l’absence de délégués syndicaux réduit considérablement toute possibilité d’accord, on en vient à créer une distorsion entre les grandes entreprises (qui ont les moyens humains et matériels d’engager des négociations pour adapter les règles) et les TPE-PME, qui ne profiteront pas de cette nouvelle « souplesse » alors qu’elles devaient pourtant être au cœur de la réforme … Le droit du travail n’a t-il pourtant pas aussi comme objectif de soumettre les entreprises à des obligations sociales équivalentes, afin de permettre une concurrence équilibrée ?