Le régime fiscal français des sociétés mères est contraire au Droit de l’Union

Le groupe Steria SCA opposé au Ministère des Finances et des Comptes publics

Le groupe Steria, leader européen de la transformation numérique, dont le chiffre d’affaires s’est élevé à 1 768,1 M€ sur le premier semestre 2015, est en litige depuis plusieurs années avec le ministère des Finances et des Comptes publics. 

Le différend porte sur le refus de ce dernier de restituer à la société une fraction de l’impôt sur les sociétés acquittée au titre des exercices fiscaux 2005 à 2008 et correspondant à l’imposition de la quote-part de frais et charges réintégrée dans ses résultats à raison des dividendes perçus de ses filiales établies dans des États membres autres que la France. 

À la suite du rejet de sa demande par l’administration fiscale, la société a introduit un recours devant le tribunal administratif de Montreuil, en se fondant sur l’incompatibilité de la réglementation nationale en cause avec l’article 49 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Elle a soulevé à cet effet l’inégalité de traitement entre les dividendes perçus par une société mère d’un groupe fiscal intégré, selon que les dividendes proviennent de sociétés elles-mêmes membres de ce groupe intégré, ce qui implique que ces dernières soient établies en France, ou proviennent de filiales établies dans d’autres États membres. En effet, dans la première situation seulement, les dividendes sont exonérés totalement de l’impôt sur les sociétés en raison de la neutralisation, en application de l’article 223 B du CGI, de la réintégration, dans le bénéfice de la société mère, de la quote-part de frais et charges. 

Les juges de première instance rejetèrent la requête par un jugement du 4 octobre 2012. La requérante interjeta alors appel devant la cour administrative d’appel de Versailles. Celle-ci décida de surseoir à statuer et de poser à la CJUE la question préjudicielle suivante : « L’article 43 CE devenu l’article 49 TFUE relatif à la liberté d’établissement doit‑il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que la législation relative au régime français de l’intégration fiscale accorde à une société mère intégrante la neutralisation de la réintégration de la quote-part de frais et charges forfaitairement fixée à 5 % du montant net des dividendes perçus par elle des seules sociétés résidentes parties à l’intégration, alors qu’un tel droit lui est refusé, en vertu de cette législation, pour les dividendes qui lui sont distribués par ses filiales implantées dans un autre État membre qui, si elles avaient été résidentes, y auraient été objectivement éligibles, sur option ? » 

Par un arrêt rendu le 2 septembre 2015, les juges Luxembourgeois donnent raison au groupe Steria !

 

Petit rappel préliminaire en Droit de l’UE

Aux termes de l’article 49 TFUE, les restrictions à la liberté d’établissement des « ressortissants » d’un État membre dans le territoire d’un autre État membre sont interdites. En son article 54, ce même Traité assimile les sociétés aux personnes physiques ressortissantes des États membres. 

Dès lors, les dispositions du TFUE relatives à la liberté d’établissement s’opposent à ce que l’État membre d’origine entrave l’établissement dans un autre État membre d’une société constituée en conformité avec sa législation (CJUE 10 juin 2015, Aff. C686/13, X AB c/ Skatteverket, point 27). Il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne que la liberté d’établissement est entravée si, une société résidente détenant une filiale ou un établissement stable dans un autre État membre subit une différence de traitement fiscal désavantageuse par rapport à une société résidente détenant un établissement stable ou une filiale dans le premier État membre (CJUE 17 juill. 2014, Aff. C48/13, Nordea Bank Danmark A/S c./ Skatteministeriet, point 19). 

Bien qu’abrogée depuis, la directive 90/435/CEE du Conseil, du 23 juillet 1990, concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d’États membres différents, applicable au litige, disposait, à son article 4 : « Lorsqu’une société mère ou son établissement stable perçoit, au titre de l’association entre la société mère et sa filiale, des bénéfices distribués autrement qu’à l’occasion de la liquidation de cette dernière, l’État de la société mère et l’État de son établissement stable : 

– soit s’abstiennent d’imposer ces bénéfices, 

– soit les imposent tout en autorisant la société mère et l’établissement stable à déduire du montant de leur impôt la fraction de l’impôt sur les sociétés afférente à ces bénéfices et acquittée par la filiale et toute sous-filiale, […] dans la limite du montant dû de l’impôt correspondant. 

[…] Toutefois, tout État membre garde la faculté de prévoir que des charges se rapportant à la participation et des moins-values résultant de la distribution des bénéfices de la société filiale ne sont pas déductibles du bénéfice imposable de la société mère. Si, dans ce cas, les frais de gestion se rapportant à la participation sont fixés forfaitairement, le montant forfaitaire ne peut excéder 5 % des bénéfices distribués par la société filiale. » 

 

Le droit français

En droit interne, les dividendes perçus par une société mère au titre des participations qu’elle détient dans d’autres sociétés peuvent être retranchés de son bénéfice net total et sont ainsi exonérés de l’impôt, sous réserve d’une quote-part de 5 % correspondant aux frais et charges qui se rapportent aux participations. Toutefois, lorsque les dividendes proviennent de sociétés appartenant à un groupe fiscal intégré, la quote-part de frais et charges peut être déduite du bénéfice, si bien qu’au final, les dividendes ne sont soumis à aucun impôt. 

Dès lors que seules des sociétés établies en France peuvent appartenir à un tel groupe fiscal, la réglementation en cause exclut les sociétés mères détenant des filiales dans d’autres États membres du bénéfice de l’exonération fiscale totale des dividendes reçus. En effet, lorsque les dividendes proviennent de filiales établies dans d’autres États membres, la possibilité de déduction de la quote-part n’est pas prévue, ce qui a pour effet que les dividendes restent imposés à concurrence de 5 %. 

 

L’analyse de la Cour de justice

Pour la juridiction européenne, le fait d’exclure du bénéfice d’un avantage fiscal une société mère qui détient une filiale établie dans un autre État membre est de nature à rendre moins attrayant l’exercice par cette société mère de sa liberté d’établissement, en la dissuadant de créer des filiales dans d’autres États membres. 

La Cour rappelle en outre que, pour que cette différence de traitement soit compatible avec la liberté d’établissement, il faut qu’elle concerne des situations qui ne sont pas objectivement comparables ou bien qu’elle soit justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général. La Cour considère à cet égard que la situation des sociétés appartenant à un groupe fiscal intégré est comparable à celle des sociétés n’appartenant pas à un tel groupe, dans la mesure où, dans les deux cas, la société mère supporte des frais et charges liés à sa participation dans sa filiale. 

Enfin, la Cour de Luxembourg considère qu’une telle différence de traitement n’est pas justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, telle que la nécessité de préserver la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres. En effet, cette différence de traitement ne porte que sur des dividendes entrants, perçus par des sociétés mères résidentes, de sorte que la souveraineté fiscale d’un seul et même État membre est concernée. De même, la nécessité de sauvegarder la cohérence du système fiscal en cause ne peut pas être invoquée comme raison impérieuse d’intérêt général, du fait que la réglementation française en cause ne procure aucun désavantage fiscal à la société mère du groupe fiscal intégré, qui compenserait l’avantage fiscal (exonération totale de l’impôt sur les dividendes) qui lui est octroyé. 

En conséquence, la Cour dit pour droit que l’article 49 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation d’un État membre relative à un régime d’intégration fiscale en vertu de laquelle une société mère intégrante bénéficie de la neutralisation de la réintégration d’une quote-part de frais et charges forfaitairement fixée à 5 % du montant net des dividendes perçus par elle des sociétés résidentes parties à l’intégration, alors qu’une telle neutralisation lui est refusée, en vertu de cette législation, pour les dividendes qui lui sont distribués par ses filiales situées dans un autre État membre qui, si elles avaient été résidentes, y auraient été objectivement éligibles, sur option. 

Les juges administratifs de Versailles vont donc poursuivre l’examen de l’affaire à l’aune de cet arrêt et feront très certainement droit à la société Steria. 

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