La Cour de cassation a rendu le 31 mai 2017, un arrêt relatif à la prise en charge des frais d’expertises en cas d’annulation de la décision de recourir à l’expert.
Il ressort du cas soumis à la Cour de cassation que le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) d’une société a décidé de recourir aux services d’un expert sur le fondement d’un risque grave. Ce dernier a rendu son rapport et sa note d’honoraires au CHSCT. Mais l’employeur a obtenu de la justice l’annulation de la décision du CHSCT de recourir à l’expert. L’employeur a, dans le même temps, refusé de payer la note d’honoraires du cabinet d’expertise tout en demandant le remboursement des sommes déjà payées.
Suite à cela, le cabinet d’expertise a saisi le tribunal de grande instance afin d’obtenir le règlement de ses frais d’honoraires. Cela a donné lieu à une décision de la cour d’appel rendue en 2016 puis à la présente décision de la Cour de cassation.
La cour d’appel écarte une disposition jugée inconstitutionnelle
Par une décision du 10 mars 2016, la cour d’appel affirme que les dispositions de l’article L 4614-13 du code du travail sont contraires à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et donc à la Constitution.
En effet, l’article prévoit que les frais de recours à un expert sont intégralement à la charge de l’employeur. S’il entend contester la nécessité de recourir aux services d’un expert, il doit saisir le juge judiciaire, ou l’autorité administrative en cas de contestation relative à l’expertise avant la transmission de la demande de validation ou d’homologation.
Il ressort de cet article que l’employeur dispose de la possibilité de saisir les juridictions compétentes pour contester la désignation d’un expert mais cette contestation ne suspend pas l’application cette décision. En d’autres termes, la décision de recourir à l’expert continue de s’appliquer au détriment du recours exercé par l’employeur !
La cour d’appel fonde sa décision sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui reconnait le droit à toutes personnes intéressées d’exercer un recours juridictionnel effectif et d’avoir un procès équitable.
La cour précise aussi que les Etats adhérents à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme sont tenus aux dispositions de cette convention sans attendre d’être attaqués ou d’avoir modifié leur législation.
En l’espèce selon la cour d’appel, les dispositions du code du travail sont contraires à la Déclaration des droits de l’homme et donc à la Constitution. L’article du code du travail ne s’applique plus et le cabinet d’expert ne peut pas prétendre au paiement de sa note d’honoraires. Mais la Cour de cassation ne l’entend pas de cette oreille.
La décision rendue par la Cour de cassation
La Cour de cassation précise, dans un premier temps, que les frais d’expertise demeurent à la charge de l’employeur même si la décision de recourir à l’expert a été annulée.
Dans un second temps, elle poursuit son raisonnement en affirmant que, même si certaines dispositions du code du travail portent atteinte à la protection du droit de propriété de l’employeur malgré l’exercice d’une voie de recours, celles-ci continuent de s’appliquer dans la mesure où le législateur n’a pas remédié à l’inconstitutionnalité constatée.
En effet par une décision du 27 novembre 2015, le conseil constitutionnel a jugé inconstitutionnelles les dispositions du code travail concernées mais a reporté leur abrogation au 1er janvier 2017. Il en ressort que ces dispositions continuent de s’appliquer jusqu’à leur abrogation.
Par conséquent la Cour de cassation affirme que, les dispositions du code du travail qui auraient pour effet de faire disparaître toute voie de droit de contester une décision de recourir à un expert ainsi que toute règle relative à la prise en charge des frais d’expertise continuent de s’appliquer dans la limite du temps jusqu’à l’abrogation de ces dispositions.
La Cour de cassation casse et annule alors la décision de la cour d’appel et impose à l’employeur de payer les frais d’honoraires de l’expert.
Retrouvez ci-après l’intégralité de l’arrêt :
Sommaire : Aux termes de l’article 62 de la Constitution, les décisions du Conseil constitutionnel s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.Par décision n° 2015-500 QPC du 27 novembre 2015, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution le premier alinéa et la première phrase du deuxième alinéa de l’article L. 4614-13 du code du travail en ce que la combinaison de l’absence d’effet suspensif du recours de l’employeur et de l’absence de délai d’examen de ce recours conduit à ce que l’employeur soit privé de toute protection de son droit de propriété en dépit de l’exercice d’une voie de recours, mais a reporté au 1er janvier 2017 la date de cette abrogation au motif que l’abrogation immédiate de ces textes aurait pour effet de faire disparaître toute voie de droit permettant de contester une décision de recourir à un expert ainsi que toute règle relative à la prise en charge des frais d’expertise.Il s’en déduit que les dispositions de ce texte telles qu’interprétées de façon constante par la Cour de cassation constituent le droit positif applicable jusqu’à ce que le législateur remédie à l’inconstitutionnalité constatée et au plus tard jusqu’au 1er janvier 2017. L’atteinte ainsi portée au droit de propriété et au droit au recours effectif pour une durée limitée dans le temps est nécessaire et proportionnée au but poursuivi par les articles 2 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales protégeant la santé et la vie des salariés en raison des risques liés à leur domaine d’activité professionnelle ou de leurs conditions matérielles de travail.
Demandeur : association Emergences formationsDéfendeur : société Jungheinrich France, société par actions simplifiée
Sur le moyen unique :
Vu les articles 2, 6, § 1, et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles L. 4614-12 et L. 4614-13 du code du travail, dans leur rédaction applicable en la cause ;Attendu que, par décision n° 2015-500 QPC du 27 novembre 2015, le Conseil constitutionnel rappelle qu’il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation que, lorsque le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail décide de faire appel à un expert agréé en application de l’article L. 4614-12 du code du travail, les frais de l’expertise demeurent à la charge de l’employeur, même lorsque ce dernier obtient l’annulation en justice de la délibération ayant décidé de recourir à l’expertise après que l’expert désigné a accompli sa mission ; que, s’il énonce que la combinaison de l’absence d’effet suspensif du recours de l’employeur et de l’absence de délai d’examen de ce recours conduit, dans ces conditions, à ce que l’employeur soit privé de toute protection de son droit de propriété en dépit de l’exercice d’une voie de recours, et qu’il en découle que la procédure applicable méconnaît les exigences découlant de l’article 16 de la Déclaration de 1789 et prive de garanties légales la protection constitutionnelle du droit de propriété, en sorte que le premier alinéa et la première phrase du deuxième alinéa de l’article L. 4614-13 du code du travail doivent être déclarés contraires à la Constitution, le Conseil constitutionnel décide que l’abrogation immédiate du premier alinéa et de la première phrase du deuxième alinéa de l’article L. 4614-13 du code du travail aurait pour effet de faire disparaître toute voie de droit permettant de contester une décision de recourir à un expert ainsi que toute règle relative à la prise en charge des frais d’expertise et que, par suite, afin de permettre au législateur de remédier à l’inconstitutionnalité constatée, il y a lieu de reporter au 1er janvier 2017 la date de cette abrogation ; qu’il résulte de la décision du Conseil constitutionnel que les dispositions de l’article L. 4614-13 du code du travail telles qu’interprétées de façon constante par la Cour de cassation demeurent applicables jusqu’à cette date ;Attendu que l’atteinte ainsi portée au droit de propriété et au droit au recours effectif pour une durée limitée dans le temps est nécessaire et proportionnée au but poursuivi par les articles 2 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales protégeant la santé et la vie des salariés en raison des risques liés à leur domaine d’activité professionnelle ou à leurs conditions matérielles de travail ;Attendu, selon l’arrêt attaqué, que, par une délibération du 9 juillet 2012, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de la société Jungheinrich France a voté le recours à une expertise sur le fondement d’un risque grave, en application de l’article L. 4614-12 du code du travail et a désigné pour y procéder l’association Emergences Formations ; que la société a été déboutée de sa contestation de cette mesure par jugement du 8 novembre 2012 ; que, par arrêt du 6 novembre 2013, la cour d’appel a infirmé cette décision et annulé la délibération du 19 juillet 2012 ; que le cabinet d’expertise a rendu son rapport le 18 novembre 2013 et a fait parvenir sa note d’honoraires complémentaires ; que la société a refusé de régler cette note et a demandé le remboursement des sommes déjà payées, en exécution de l’arrêt rendu par la cour d’appel ; que l’expert a saisi le 27 mars 2014 le président du tribunal de grande instance d’une demande de condamnation de la société au paiement d’une somme correspondant à la totalité des honoraires dus ;Attendu que pour rejeter sa demande, l’arrêt retient que l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, selon lequel “Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution”, garantit le droit des personnes intéressées d’exercer un recours juridictionnel effectif ainsi que le droit à un procès équitable, que ce texte trouve son équivalent dans l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui garantit le droit au juge et à un procès équitable ainsi que le droit à l’exécution du jugement (CEDH 19 mars 1977, aff. Hornsby c/Grèce), qu’il est constant que les Etats adhérents à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont tenus par les dispositions de la Convention et par les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, sans attendre d’être attaqués devant cette Cour ni d’avoir modifié leur législation, que c’est dans ces conditions par des motifs que la cour approuve que le premier juge a débouté le cabinet Emergences de ses demandes, afin de garantir le droit à un procès équitable et l’effectivité de l’exécution de l’arrêt du 6 novembre 2013, rendu dans une instance à laquelle le cabinet Emergences avait été appelé ;
Qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;Par ces motifs :CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 10 mars 2016, entre les parties, par la cour d’appel de Versailles ;