Le Conseil d’Etat éreinte malgré lui AG2R et les désignations

La décision du Conseil d’Etat en date du 8 juillet est évidemment terrible pour AG2R et pour tous les apôtres de la désignation. Rendue dans le cadre du contentieux de la boulangerie et du fameux Beaudout, le boulanger de Dordogne, elle met un terme quasi-définitif aux espérances que certains pouvaient encore avoir d’un maintien coûte-que-coûte, en l’état du droit, des désignations. Sept mois après la décision préjudicielle de la Cour de Luxembourg (délai qui illustre une fois de plus la lenteur de la justice française), le Conseil d’Etat a rendu quelques attendus qui feront date. 

Une entreprise adhérente d’une fédération signataire d’une désignation peut attaquer la désignation

Premier point qui intéressera surtout les spécialistes: une entreprise adhérente à une fédération patronale qui a signé un accord de branche désignant un assureur peut-elle attaquer cette désignation? Certains ont pu soutenir que non, en arguant du fait que l’adhésion à la fédération valait mandat implicite d’acceptation de l’accord de branche. Le Conseil d’Etat ne l’a pas entendu ainsi: 

Considérant que la société Beaudout Père et Fils, qui entre dans le champ d’application des dispositions du dernier alinéa de l’article 6 de l’arrêté d’extension attaqué, justifie d’un intérêt suffisant à son annulation, sans qu’y fasse obstacle la circonstance qu’à la date d’introduction de sa requête, elle était membre d’une organisation d’employeurs adhérente à une organisation signataire de l’avenant n° 100 ; que, par suite, la Confédération nationale de la boulangerie n’est pas fondée à soutenir que la requête serait irrecevable, faute pour son auteur de disposer d’un intérêt à agir ; 

Ce revers n’est pas neutre pour la confédération de la boulangerie… ou pour toute confédération qui entendrait agir contre l’un de ses adhérents rebelles. Il méritera d’être répété très souvent. 

L’extension d’un accord de branche comportant une désignation est contraire au droit communautaire

Le considérant principal sera lu avec attention par tous les spécialistes et par tous les amateurs du genre, car il montre comment le Conseil d’Etat limite au maximum le droit de la concurrence… mais ne peut s’opposer à la victoire fondamentale de Beaudout dans ce dossier. 

la Cour de justice de l’Union européenne a rappelé, s’agissant des prestations de services qui impliquent une intervention des autorités nationales, que l’obligation de transparence découlant de l’article 56 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne s’applique non pas à toute opération, mais uniquement à celles qui présentent un intérêt transfrontalier certain, du fait qu’elles sont objectivement susceptibles d’intéresser des opérateurs économiques établis dans d’autres Etats membres ; qu’elle a dit pour droit que cette obligation s’oppose à l’extension, par un Etat membre, à l’ensemble des employeurs et des travailleurs salariés d’une branche d’activité, d’un accord collectif, conclu par les organisations représentatives d’employeurs et de travailleurs salariés pour une branche d’activité, qui confie à un unique opérateur économique, choisi par les partenaires sociaux, la gestion d’un régime de prévoyance complémentaire obligatoire institué au profit des travailleurs salariés, sans que la réglementation nationale prévoie une publicité adéquate permettant à l’autorité publique compétente de tenir pleinement compte des informations soumises, relatives à l’existence d’une offre plus avantageuse 

La formulation mérite ici d’être lue avec la plus grande des attentions, parce qu’elle permet de comprendre quelles angoisses le Conseil d’Etat a dû convaincre pendant sept mois avant de produire ce texte relativement court.  

Premier point, le Conseil d’Etat (et AG2R soutenu par le sénescent Barthélémy ne manquera sans doute pas de s’engouffrer dans cette brèche) souligne que l’obligation de transparence pour un appel d’offres de branche n’est pas une donnée incontournable du droit national, mais n’a de sens qu’au titre des obligations transfrontalières. Rappelons la formulation de l’article 56: “Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la libre prestation des services à l’intérieur de l’Union sont interdites à l’égard des ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire de la prestation.” On voit bien ici que le Conseil d’Etat tente de circonscrire au maximum l’impact de la libre prestation des services à l’intérieur de l’Union dans le domaine de la protection sociale.  

Deuxième point, le Conseil d’Etat rappelle que l’extension d’un accord comportant une désignation est dès lors contraire au droit communautaire si la réglementation nationale n’a pas imposé une publicité adéquate permettant au gouvernement d’étendre l’accord en toute connaissance de cause. Incidemment, le Conseil d’Etat suggère que, dans la procédure d’extension, le gouvernement doit avoir la faculté de savoir si une offre plus avantageuse existait. Autrement dit, l’affaire n’est pas perdue pour tous les ennemis de la concurrence: la procédure d’extension s’enrichit désormais d’un jugement en opportunité du ministère du Travail… 

Face à cette formulation, on imagine que les partisans de la désignation font déjà un entrisme actif dans les cabinets ministériels pour obtenir des amendements en projet de loi de financement de la sécurité sociale rétablissant les désignations en échange d’une publicité adéquate. C’est un vrai risque à anticiper.  

Le Conseil d’Etat reconnaît qu’AG2R Prévoyance est une entreprise économique relevant de la concurrence

Le considérant suivant se révèle en revanche tout à fait redoutable pour les défenseurs de la désignation, dans la mesure où il balaye définitivement (de notre point de vue) les espérances folles nourries par les amis de la désignation. Jusqu’ici, ceux-ci ont beaucoup insisté sur la jurisprudence de la Cour de Justice qui considérait que la “mutualisation de branche” pouvait échapper au droit de la concurrence. Le Conseil d’Etat tue dans l’oeuf cette argumentation: 

il ressort des pièces du dossier que le montant annuel des cotisations des employeurs et des salariés à ce régime est de l’ordre de 70 millions d’euros, soit 350 millions d’euros sur la durée de l’avenant ; qu’eu égard à l’importance du montant des cotisations et des prestations en jeu, à la taille nationale du marché considéré et à l’avantage que représente la désignation pour proposer d’autres services d’assurance, l’octroi du droit de gérer ce régime présente, en dépit de la nécessité pour les entreprises intéressées de s’adapter aux contraintes réglementaires existantes, un intérêt transfrontalier certain ; que, d’ailleurs, dans son arrêt C-437/09 du 3 mars 2011, la Cour de justice de l’Union européenne a estimé que si AG2R Prévoyance devait être regardée comme une entreprise exerçant une activité économique en tant qu’elle gère le régime de remboursement complémentaire de frais de soins de santé du secteur de la boulangerie artisanale française, ce qui est vérifié en l’espèce, elle détiendrait un monopole sur une partie substantielle du marché intérieur ; que, par suite, l’obligation de transparence découlant de l’article 56 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne est applicable aux dispositions attaquées  

Si le Conseil d’Etat n’exclut pas par principe le recours à la désignation (sous réserve qu’elle soit précédée d’une publicité adéquate), il souligne explicitement que des marchés de plusieurs centaines de millions d’euros ne peuvent échapper au droit de la concurrence. Et le Conseil d’Etat d’ajouter que l’activité économique de remboursement des frais de santé appartient bien à des entreprises qui ne peuvent être monopolistique. La mention du: “ce qui est vérifié en l’espèce” sur le risque de constitution de monopole dans les branches, contraires au droit de l’Union, risque de peser très lourd à l’avenir… 

Il aura fallu attendre tout ce temps, c’est-à-dire plus de vingt ans à compter du premier arrêt sur les désignations, avant que la France n’applique sur son sol le droit communautaire. Il y a bien quelque chose d’inefficace dans l’Union Européenne. 

Sur les date d’effet de la décision

Le Conseil d’Etat continue les raisonnements alambiqués concernant la date d’effet de cette décision, en précisant ceci: 

il y a lieu de différer l’annulation du dernier alinéa de l’article 6 de l’arrêté attaqué, en tant qu’il étend l’article 6 de l’avenant n° 100 du 27 mai 2011, au 1er janvier 2017 et de prévoir que les effets des dispositions annulées doivent être regardés comme définitifs y compris pour la période restant à courir, sous réserve des actions contentieuses mettant en cause des actes pris sur son fondement, engagées avant l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, soit le 17 décembre 2015 

Autrement dit, le Conseil d’Etat ne remet pas en cause la désignation en cours, dont l’effet cesse au 31 décembre 2016, sauf pour les boulangers qui avaient attaqué l’accord. Pour ceux-là, la désignation cesse aujourd’hui même.  

André Renaudin sauve l’honneur et peut dire merci à ses amis du Conseil d’Etat. 

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