Le 17 décembre 2015, la Cour de Luxembourg a rendu un important arrêt préjudiciel relatif aux clauses de désignations. Cette décision répondait à une question posée par le Conseil d’Etat sur la conventionnalité des arrêtés d’extension en matière de protection sociale complémentaire. Il s’agit d’un nouvel épisode dans le combat homérique qui oppose les tenants et opposants des accords de branche.
La question posée sur les désignations
La Cour de Justice de l’Union Européenne devait répondre à une question relativement complexe:
«Le respect de l’obligation de transparence qui découle de l’article 56 TFUE est-il une condition préalable obligatoire à l’extension, par un État membre, à l’ensemble des entreprises d’une branche, d’un accord collectif confiant à un unique opérateur, choisi par les partenaires sociaux, la gestion d’un régime de prévoyance complémentaire obligatoire institué au profit des salariés?»
Cette question était posée par le Conseil d’Etat qui joignait ainsi deux contentieux parallèles. L’un émanait de l’Union des Syndicats de l’Immobilier (UNIS), qui contestait l’arrêté d’extension d’un accord de branche de novembre 2010 désignant Mornay (devenu Klesia) comme assureur unique de la branche. L’autre émanait du boulanger périgourdin Beaudout, qui contestait la désignation d’AG2R dans la branche de la boulangerie.
Dans ces deux affaires, le Conseil d’Etat s’interrogeait sur la compatibilité de ces désignations, étendues par arrêté, avec le droit européen de la concurrence.
Les désignations et le parti pris du Conseil d’Etat
On notera au passage l’agaçant parti pris du Conseil d’Etat en faveur des désignations, pourtant déclarées inconstitutionnelles par le Conseil Constitutionnel, et contraires au droit de la concurrence par l’Autorité de la Concurrence. La Cour de Luxembourg a en effet noté:
Toutefois, toujours dans le cadre de la même référence implicite à l’arrêt AG2R Prévoyance (C‑437/09, EU:C:2011:112), la juridiction de renvoi
Dans sa question, le Conseil d’Etat a donc biaisé la question des désignations au bénéfice des organismes désignés, en posant comme règle générale un principe qui ne manquera pas de choquer les acteurs de la protection sociale. Le Conseil d’Etat considère en effet que le traité n’exige pas un appel à la concurrence préalable en cas de désignation dans une branche. Pour le Conseil d’Etat, la seule obligation qui pèse sur une branche est celle de la transparence, ce qui est très différent.
Conformément au droit communautaire, la Cour de Luxembourg a donc répondu à la question de la transparence dans les désignations, et non à celle de la concurrence préalable qui a été très partialement écartée par le Conseil d’Etat.
Précisons que cette manoeuvre de bas étage n’empêche nullement un assureur lésé de saisir à nouveau la Cour de Luxembourg, en invoquant cette fois la question de la mise en concurrence.
Les désignations et la concurrence européenne
Autre parti pris agaçant du Conseil d’Etat: sa saisine de la Cour de Luxembourg a complètement évacué la question transfrontalière. Autrement dit, le Conseil d’Etat n’a pas jugé utile d’indiquer à la Cour que les désignations françaises constituaient un manquement à la concurrence européenne entre compagnie d’assurances.
Pourtant, il est évident que la façon dont les désignations ont été prononcées en France depuis plusieurs années a toujours été suffisamment opaque pour qu’aucun acteur étranger au marché français ne disposant d’aucun agrément en France ne puisse faire acte de candidature. Au demeurant, le seul acteur étranger qui puisse se revendiquer d’une désignation est Allianz, qui avait “hérité” de la direction collective des Assurances Générales de France.
Les désignations et la transparence
En réponse à la question (restreinte comme on vient de la voir) posée par le Conseil d’Etat, la Cour de Luxembourg a donc posé un principe simple et sans véritable surprise:
en l’absence de toute transparence, l’attribution à une entreprise située dans l’État membre où se déroule la procédure d’attribution est constitutive d’une différence de traitement dont les effets interviennent essentiellement au détriment de l’ensemble des entreprises potentiellement intéressées situées dans d’autres États membres, puisque celles-ci n’ont eu aucune possibilité réelle de manifester leur intérêt, et cette différence de traitement constitue, en principe, une discrimination indirecte selon la nationalité, interdite, en principe, par application, notamment, de l’article 56 TFUE
Autrement dit, selon les termes du traité sur le fonctionnement de l’Union, une désignation doit forcément être précédée par une phase de transparence. La Cour a précisé la nature de celle-ci:
Sans nécessairement imposer de procéder à un appel d’offres, l’obligation de transparence implique un degré de publicité adéquat permettant, d’une part, une ouverture à la concurrence et, d’autre part, le contrôle de l’impartialité de la procédure d’attribution
La Cour indique donc clairement que la désignation ne suppose pas le formalisme d’un appel d’offres selon le Code des Marchés Publics. Une ouverture à la concurrence, et une attribution dont l’impartialité est vérifiable suffisent.
Les désignations conformes au droit européen?
Certains se prévaudront de cette formulation pour souligner que la CJUE n’a donc pas considéré la désignation comme contraire, par principe, au droit européen. D’une certaine façon, la Cour de Justice aurait conclu qu’une désignation est possible dès lors (ce qui constitue quand même une sérieuse réserve par rapport aux procédures françaises) qu’elle est précédée d’une mise en concurrence et qu’elle procède à une attribution impartiale selon des critères contrôlables (et conformes au droit communautaire).
Cette lecture est évidemment hasardeuse, puisqu’elle fait fi de l’orientation donnée à la question préjudicielle par le Conseil d’Etat.
Dans la pratique, la Cour de Luxembourg ne pouvait donner son avis sur le fond des désignations puisqu’elle n’a pas été interrogée par le Conseil d’Etat sur ce sujet. Le juge administratif français s’est contenté de demander si un arrêté ministériel étendant un accord comportant une désignation sans transparence dans son attribution était conforme au droit communautaire. La Cour a répondu par la négative.
Rien n’exclut que, dans un autre contentieux portant cette fois sur la conformité de la désignation en elle-même (et non de son arrêté d’extension!) avec le droit européen, la Cour ne prenne une position beaucoup plus radicale en indiquant qu’une branche professionnelle ne peut, par accord collectif, obliger les entreprises qui la composent à souscrire à un contrat unique.
Les désignations et la date d’effet de la décision
La Cour de Justice conclut sa décision par une précision importante sur la “durée de vie” des désignations encore en vigueur.
les effets du présent arrêt ne concerneront pas les accords collectifs portant désignation d’un organisme unique pour la gestion d’un régime de prévoyance complémentaire ayant été rendus obligatoires par une autorité publique pour l’ensemble des employeurs et des travailleurs salariés d’une branche d’activité avant la date de prononcé du présent arrêt, sans préjudice des recours juridictionnels introduits avant cette date
Autrement dit, la Cour confirme la logique de la décision du Conseil Constitutionnel le 13 juin 2013: les désignations en vigueur restent en vigueur. La Cour ajoute toutefois une précision: “sans préjudice des recours”… Les entreprises qui auraient donc contesté en justice les désignations qui leur étaient opposées conservent la possibilité de voir les tribunaux qu’elles ont saisis leur donner raison.
Certains souligneront ici l’inégalité de fait que cette position de principe entraîne: les entreprises qui n’auraient pas saisi, au 17 décembre 2015, la justice nationale perdent ainsi toute possibilité de le faire jusqu’à la fin de la désignation en cours.