Afin d’accompagner ses lecteurs dans leur entrée progressive dans la pause estivale, Tripalio leur propose d’aborder en prenant un peu de recul historique le thème – qui revient épisodiquement au cœur de l’actualité sociale et qui, du fait de la recomposition des rapports de forces parlementaires, pourrait fort bien y revenir dans les prochains mois – de l’âge de la retraite.
Pour le premier épisode de cette série d’été, nous revenons sur la manière dont la retraite à 65 ans, décriée au début du XXème siècle par la CGT et, avec elle, par la gauche socialiste, comme étant la “retraite des morts”, a peu à peu fait son nid.
Les ROP (1910), la “retraite pour les morts”
Au cours de la première décennie du XXème siècle, et dans le sillage des débats et réformes français mais également européens relatifs à l’instauration de divers régimes obligatoires et collectifs d’assurances sociales, les députés français discutent de l’éventuelle mise en place d’un régime de retraite destiné aux travailleurs. Ces discussions se cristallisent finalement en 1910 autour de l’élaboration et de l’examen d’une loi sur les retraites ouvrières et paysannes, ou ROP. Les débats parlementaires portent notamment sur trois points : le caractère obligatoire ou non, le choix de la technique d’assurance, en répartition ou en capitalisation et, enfin, l’âge de la retraite. S’agissant des deux premiers points, et non sans lien avec le poids de l’idéologie libérale dans le débat public de l’époque, les députés retiennent un schéma articulant assistance – obligation d’assurance uniquement en-deçà d’un certain niveau de revenu – et prévoyance – liberté accordée aux autres travailleurs et financement en capitalisation.
En ce qui concerne le troisième enjeu en débat, celui de l’âge de la retraite, les partis et représentants de la gauche socialiste entendent se faire les porte-parole des intérêts des travailleurs. Insistant sur la mortalité élevée au-delà de cinquante ans, notamment dans les classes populaires – l’espérance de vie des hommes évolue effectivement autour de 45 ans – certains proposent de faire dépendre l’âge de la retraite de l’état de santé des travailleurs tandis que d’autres jugent opportun de fixer l’âge de la retraite à 60 ans. En infériorité numérique à l’Assemblée, cette fraction de la gauche doit toutefois composer avec les options budgétaires moins avancées des députés radicaux et de ceux de droite, qui prônent un âge de la retraite à 65 ans. Ce choix est ainsi retenu par le législateur. Récemment constituée, la CGT dénonce alors les ROP comme étant “la retraite pour les morts”, uniquement destinée à l’accumulation de capital par l’Etat et la grande bourgeoisie en vue de financer l’appareil de guerre.
Les ROP à 60 ans mises en échec
Après l’adoption de la loi sur les ROP, sa mise en œuvre s’avère pour le moins complexe. Les travailleurs qu’elle concerne à titre obligatoire n’en veulent guère et leurs employeurs, eux-mêmes pas vraiment enthousiastes à l’idée de cotiser à ce nouveau régime, ne semblent pas prêts à mener une lutte sans faille afin de favoriser son adoption par son public cible. Le caractère obligatoire de l’adhésion pour les travailleurs concernés est d’ailleurs rapidement contesté devant les tribunaux et, dès décembre 1911 puis une nouvelle fois en 1912, la Cour de Cassation remet en cause ce caractère obligatoire, mettant ainsi à mal l’édifice législatif des ROP. Mais l’inflation élevée qui marque la décennie 1910, ainsi que les pertes humaines considérables de la Première Guerre mondiale, achèvent de le saper. Sa diffusion redescend rapidement sous le seuil des deux millions d’assurés – soit 10 % de ses effectifs potentiels.
Cet échec retentissant des ROP n’est pas sans conséquence sur le débat relatif à l’âge de la retraite. L’épisode est assez peu connu mais en février 1912, soit mois de deux ans après l’adoption de la réforme, le gouvernement de Léon Bourgeois tente de relancer la loi en abaissant à 60 ans l’âge possible de la liquidation des pensions. C’est donc malgré cette nette amélioration que les ROP font long feu et, de fait, leur déroute est aussi celle de la retraite à 60 ans. Du point de vue des travailleurs et de leurs représentants syndicaux, si la retraite à 60 ans vaut sans doute mieux que la retraite à 65 ans, il n’en demeure pas moins que, dans les deux cas, il s’agit de systèmes de retraite voués à profiter à peu d’élus. En réalité, ils sont bien davantage demandeurs de la mise en œuvre de systèmes de “sursalaire” familial et d’indemnisation du chômage ou des arrêts de travail pour maladie ou invalidité que de régimes de retraite, fussent-ils organisés avec un départ possible à partir de l’âge de 60 ans.
La retraite entre 60 et 65 ans retenue en 1928 – 1930
Ces préférences permettent de comprendre la teneur du débat public suscité, à partir du milieu de la décennie 1920, par la perspective de l’organisation de régimes d’assurances sociales portant notamment sur la famille, la maladie et la vieillesse. Dans un cadre global où il est entendu de tous que l’essentiel des dépenses de ces assurances sera engendré par celles liéss à la maladie et à la famille, les représentants des différents bords politiques, ainsi que les représentants du monde du travail, se disputent autour du niveau plus ou moins ambitieux et des modalités – cotisations ou impôts – du financement des régimes et du contrôle – mutualiste, paritaire ou tripartite – des caisses gérant les régimes. Les lois sur les assurances sociales d’avril 1928 et d’avril 1930 d’une part et d’août 1930 sur les allocations familiales d’autre part sont ainsi votées à l’issue de ces débats politiques, sociaux et parlementaires, organisant les premiers régimes nationaux, interprofessionnels et obligatoires de protection sociale.
Dans le domaine spécifique de la retraite, qui n’est pas celui qui intéresse le plus les travailleurs et leurs représentants syndicaux, les lois sur les assurances sociales s’avèrent à l’analyse assez peu novatrices si on les compare avec la loi sur les ROP. Elles reprennent d’abord les principes, d’orientation libérale, d’affiliation à titre obligatoire pour les salariés dont le revenu est inférieur à un certain seul d’une part, et de financement en capitalisation, d’autre part. Concernant l’âge de la retraite, elles prévoient la possibilité de partir à 60 ans sous condition de cumul de 30 années d’affiliation, mais le niveau relativement faible de la pension proposé dans ce cas – 40 % du salaire moyen de la période de cotisation – rend plus probable un départ plus tardif, encouragé pour avoir lieu à 65 ans. Relégué au second plan par les débats relatifs à la maladie et à la famille, ainsi que par ceux relatif au mode de financement des pensions, le débat sur l’âge de la retraite a ainsi été tranché, en 1928 et 1930, en faveur, dans les faits, d’un âge tendant vers 65 ans – soit : la fameuse “retraite pour les morts” dénoncée vingt ans auparavant par la CGT.
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