Cet article a été publié sur le site Décider & Entreprendre.
D&E vous a signalé, en exclusivité, les deux décisions très attendues de la CJUE sur le port du voile islamique en entreprise, rendues aujourd’hui.
Dans ces deux arrêts, la CJUE était invitée à préciser l’interprétation à donner à certaines dispositions de la directive du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.
Ces deux arrêts, bien que portant sur le même sujet, révèlent la sensibilité et la subtilité de la question du port du voile en entreprise puisque dans l’une des décisions, une discrimination à l’égard de la salariée voilée est retenue ; tandis que dans l’autre, la CJUE a approuvé le règlement intérieur interdisant le port du voile.
L’affaire française : les souhaits du client ne peuvent justifier l’interdiction du port du voile
L’une des deux décisions de la CJUE intervient dans le cadre d’une affaire opposant Mme Bougnaoui, citoyenne française, à l’entreprise privée Micropole.
Lors d’une foire étudiante, Mme Bougnaoui a rencontré un représentant de Micropole qui l’a informée du fait que le port du foulard islamique pourrait poser problème quand elle serait en contact avec les clients de la société.
Au cours de son stage de fin d’études au sein de Micropole, Mme Bougnaoui portait un simple bandana. A la fin de ce stage, elle a été recrutée en CDI. Elle a par la suite porté un foulard islamique sur son lieu de travail.
Lors d’un déplacement chez un client, ce dernier a fait part à l’employeur de Mme Bougnaoui de son souhait de ne plus avoir à traiter avec une salariée voilée. Mme Bougnaoui a toutefois maintenu sa volonté de porter le voile durant les heures de travail.
Elle a alors été convoquée à un entretien préalable à un éventuel licenciement qui a abouti à son licenciement le 22 juin 2009.
Cette dernière, considérant son licenciement discriminatoire, a saisi les juridictions françaises. L’affaire est arrivée devant la Cour de cassation qui a décidé de surseoir à statuer afin de poser une question préjudicielle à la CJUE.
La Cour de cassation souhaite savoir si le droit de l’Union doit être interprété en ce sens que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une travailleuse portant le foulard islamique constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens du droit de l’Union.
La CJUE souligne que si la règle interne interdisant le port de tout signe religieux visible aboutit à un désavantage pour les personnes adhérant à une religion ou des convictions données, il y’aurait lieu de conclure à l’existence d’une différence de traitement indirectement fondée sur la religion.
Ayant précisé cela, la CJUE ajoute que le droit de l’Union prévoit qu’une différence de traitement fondée sur une caractéristiques liée à la religion ne constitue pas une discrimination lorsqu’en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante. Pour autant, l’objectif doit être légitime et l’exigence proportionnée.
Ainsi, cette notion d’ « exigence professionnelle essentielle et déterminante » est centrale dans l’affaire soumise à la CJUE.
La CJUE considère que cette notion renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Elle ne saurait, en revanche, couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.
Ainsi, dans le cas de Mme Bougnaoui, la CJUE a jugé que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client ne constitue pas une exigence professionnelle essentielle et déterminante. Le port du voile ne pouvait donc lui être interdit pour ce seul motif.
L’affaire belge : la politique de neutralité de l’employeur justifie l’interdiction du port du voile
La deuxième décision intervient dans le cadre d’une affaire opposant Mme Achbita, citoyenne belge de confession musulmane, à l’entreprise privée G4S.
Mme Achbita travaillait comme réceptionniste pour le compte de G4S. Il prévalait, au sein de G4S, une règle non écrite en vertu de laquelle les travailleurs ne pouvaient pas porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses.
Quelques années après son embauche en CDI, Mme Achbita a fait savoir à ses supérieurs hiérarchiques qu’elle avait désormais l’intention de porter le foulard islamique pendant les heures de travail.
A la suite de cela, G4S a modifié son règlement intérieur pour y inclure la règle selon laquelle ” il est interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle.”
Mme Achbita a maintenu sa volonté de porter le foulard islamique durant les heures de travail ; ce qui lui a valu d’être licenciée.
Mme Achbita a contesté son licenciement. L’affaire est arrivée devant la Cour de cassation belge qui a décidé de surseoir à statuer afin de poser une question préjudicielle à la CJUE.
La Cour de cassation belge souhaite savoir si le droit de l’Union doit être interprété en ce sens que l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant de manière générale le port visible de tout signe religieux sur le lieu de travail, constitue une discrimination directe.
La CJUE considère que la règle interne en cause au principal se réfère au port de signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses et vise donc indifféremment toute manifestation de telles convictions.
Selon la CJUE, ladite règle doit être considérée comme traitant de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, notamment une neutralité vestimentaire s’opposant au port de tels signes.
La CJUE va plus loin encore en soulignant que même si la juridiction nationale devait considérer qu’il y a une rupture d’égalité de traitement, une telle différence de traitement ne serait toutefois pas constitutive d’une discrimination indirecte ; si elle était objectivement justifiée par un objectif légitime et si les moyens de réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires.
En effet, la CJUE considère que le souhait de l’employeur d’afficher une image de neutralité à l’égard des clients se rapporte à la liberté d’entreprise et revêt un caractère légitime.
Ainsi, la CJUE juge que l’interdiction de porter un foulard islamique qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion.
Elle ajoute qu’une telle règle pourrait constituer une discrimination indirecte si elle entraîne un désavantage particulier pour les personnes d’une religion donnée, à moins que l’interdiction ne soit justifiée par un objectif légitime tel que la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique et religieuse.
En d’autres termes, selon la CJUE, une interdiction de porter le voile n’est pas discriminante si elle s’inscrit dans une politique globale de neutralité de l’employeur à l’égard de ses clients.