Cet article a été initialement publié sur le site du syndicat CFDT.
Signer jusqu’à 233 contrats de travail temporaire différents, avec la même entreprise de travail temporaire, et être systématiquement mis à la disposition de la même entreprise utilisatrice ne suffit pas toujours à établir l’existence d’une relation de travail pérenne entre cette dernière et le salarié. Cass. soc. 03.06.15, n° 14-13.909.
C’est l’histoire d’un salarié qui, en l’espace d’à peine plus de trois ans et demi, a réussi le tour de force d’effectuer quelque 233 missions d’intérim auprès d’une seule et même entreprise utilisatrice, soit, en moyenne et rapporté à une seule année, environ 66 missions ! Missions d’intérim qui consistaient, pour chacune d’entre elles, à remplacer un salarié momentanément absent, mais sans que les fonctions exercées par le salarié intérimaire soient systématiquement les mêmes. Quoi qu’il en soit, et aussi polyvalents qu’il ait pu être, l’on peut assez facilement imaginer à quel point ses talents et ses compétences ont pu être appréciés de l’entreprise utilisatrice pour que cette dernière lui octroie une confiance à ce point renouvelée.
Un intérimaire qui n’en a que le nom
45 mois durant, et à 232 reprises, l’entreprise utilisatrice avait eu l’occasion de demander à l’entreprise d’intérim de changer de salarié… et jamais elle ne l’avait fait. Il s’ensuivra une intégration plus que prononcée du salarié intérimaire au sein du collectif de travail de l’entreprise utilisatrice. Aussi, lorsque de mission proposée il n’y eut plus, le salarié ne manqua d’avoir le sentiment d’avoir été « remercié ».
Fort de ces 233 missions effectuées, il considéra alors qu’il devrait être considéré comme lié à l’entreprise utilisatrice par un contrat à durée indéterminée. Il décida donc d’attraire cette dernière en justice pour qu’il en soit jugé ainsi et pour que la rupture de la relation contractuelle puisse être juridiquement appréhendée comme un licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Pour l’article L. 1251-5 du Code du travail, en effet, « le contrat de mission, quel qu’en soit le motif, ne peut avoir ni pour objet, ni pour effet de pourvoir durablement à l’activité normale et permanente de l’entreprise utilisatrice ».
Les motifs de la demande de requalification de la relation contractuelle
À l’appui de sa demande, et pour tenter de convaincre les juges qu’en l’espèce la requalification en contrat à durée indéterminée s’imposait, le salarié intérimaire faisait valoir que l’entreprise utilisatrice connaissait d’un très fort taux d’absentéisme. Ce qui générait, pour cette dernière, des besoins permanents de remplacement à hauteur de « plusieurs milliers de journées de travail annuelles ». Aussi s’estimait-il fondé à considérer qu’en l’espèce, « le recours à l’intérim répondait à un besoin structurel » et que, conformément à ce que la jurisprudence décide dans ce type de situation (1), sa qualité de salarié permanent de l’entreprise se devait d’être reconnue.
La réponse négative de la justice
Les juges du fonds ne furent pourtant pas séduits par l’argumentation du salarié. Et, pour le débouter, ils se contentèrent de constater que chacun des 233 contrats de travail temporaire avait été conclu de manière complètement autonome et sans faire apparaître quelque motif d’illicéité que ce soit. Pas d’absence de motivation de recours à l’intérim, pas de durée excessive de contractualisation, rien ! Décision finalement confirmée par la Cour de cassation qui a, elle-même, pu considérer que « les postes occupés étaient différents » et que « les missions occupées étaient aussi automnes qu’espacées ».
Que penser de cet arrêt ?
Moralité, un très grand nombre de contrats de travail temporaire conclus pour remplacement avec un seul et même salarié ne saurait, même dans un contexte de fort absentéisme, matérialiser le « besoin structurel » de recours à l’intérim. Pour qu’une telle action judiciaire en requalification de la relation contractuelle de contrat de travail temporaire en contrat à durée indéterminée ait quelque chance de prospérer, il semble donc bien que la question des postes successivement occupés par le salarié intérimaire ne doive pas être éludée. La Cour de cassation a, en ce sens, déjà pu préciser que « la requalification de contrats de travail temporaire conclus pour remplacer un ou plusieurs salariés doit être prononcée dès lors que » notamment « les postes occupés étaient interchangeables » (2). Exigence que cet arrêt du 6 juin dernier semble implicitement confirmer.
Il n’en reste pas moins que, dans cette affaire, la haute juridiction a peut-être manqué d’audace dans le sens où recourir à un salarié intérimaire, même de manière espacée, même pour occuper des postes différents ne semble pas nécessairement être antinomique avec la satisfaction d’un « besoin structurel » de l’entreprise. Ce d’autant plus lorsque le taux de remplacement est très important et que le nombre de contrats de conclus avec un seul et même salarié l’est tout autant.
(1) Cass. soc. 13.06.12, n° 10-26.387 : « Il résulte des articles L. 1251-5 et L. 1251-6 du Code du travail que la possibilité donnée à l’entreprise utilisatrice de recourir à des contrats de mission successifs avec le même salarié intérimaire, pour remplacer un ou des salariés ou pour faire face à un accroissement temporaire d’activité, ne peut avoir pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à son activité normale et permanente ; l’entreprise ne peut recourir de façon systématique aux missions d’intérim pour faire face à un besoin structurel de main-d’œuvre ».
(2) Cass. soc. 27.06.07, n° 06-41.345.