Après le siècle de l’État protecteur, le siècle de l’État assureur s’ouvre-t-il devant nous ? Cette tendance à long terme, amorcée dès la fin du XXè siècle, est brutalement accélérée avec la pandémie de coronavirus. Elle annonce l’émergence d’un État contemporain soumis à la pression de l’opinion publique en matière de gestion des risques. Reste, en France, à penser l’articulation de ce rôle avec celui des risk managers professionnels que sont les assureurs “privés”.
Un phénomène frappant dans le déroulement de la pandémie de coronavirus est l’expression du besoin explicite, conscient, de disposer d’un État assureur capable de gérer le risque épidémique. Si l’on compare l’expression apparente de l’opinion publique aujourd’hui comparée à ce qu’elle fut au moment de la grippe espagnole, on s’aperçoit que, en un siècle, ce qui apparaissait comme un accident imprévisible relevant de la réponse privée, est devenu un fait public, pour ainsi dire politique, qui relève, dans l’esprit de beaucoup, de la responsabilité de l’État.
L’État assureur, une tendance qui s’accélère avec la pandémie
En réalité, le besoin de disposer d’un assureur contre les risques modernes s’est accéléré avec l’apparition des nouveaux risques liés à l’évolution du capitalisme d’après-guerre, mais il est latent depuis 1945. Ainsi, en France, de longue date, il existe une sympathie pour l’idée que l’État se comporte comme une compagnie d’assurance-vie qui prend en charge la retraite à travers la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse (CNAV).
Les initiés se souviennent que cette CNAV, créée en 1941 par Vichy, ne prenaient historiquement en charge que le “premier étage” des retraites, c’est-à-dire n’assurait un revenu de remplacement que sous un plafond de revenus d’activité équivalent, grosso modo, à deux fois le salaire minimum réel. Avec le projet de réforme porté par Emmanuel Macron, la France se proposait de glisser vers un système monopolistique public couvrant la quasi-totalité du revenu d’activité. On était bien là (et le projet n’est pas encore abrogé) dans la recherche d’un assureur-vie public monopolistique.
Mais la même demande s’est exprimée sous des formes parentes sur d’autres risques. Les modifications climatiques ont par exemple favorisé les catastrophes naturelles pour lesquelles la société civile demande à la fois protection et réparation. Le mécanisme mis en place en France combine (plus astucieusement qu’en matière de protection sociale) l’intervention des acteurs privés, et celle de l’État qui joue le rôle de réassureur au-delà d’une certaine perte (proche du mécanisme dit de stop loss en assurance). Le même mécanisme est à l’oeuvre pour le terrorisme, autre risque nouveau que personne n’aurait songé à assurer il y a cent ans.
Risque pandémique et perte d’exploitation
Ces tendances déjà fortes depuis les années 80 ont fortement accéléré avec la pandémie de coronavirus. On ne lira pas autrement l’appel lancé par les milieux patronaux à une indemnisation de la perte d’exploitation subie par les entreprises. Au fond, ces pertes sont liées à un confinement consécutif à une épidémie mal préparée par l’État. Face à ces dommages, un consensus nouveau s’est exprimé pour mettre en place un mécanisme d’indemnisation générale du sinistre.
On parle de consensus nouveau parce que, jusqu’ici, les mécanismes d’assurance ne les avaient ni anticipés ni compris. Le silence de la fédération des assurances l’a bien montré : le marché n’était pas préparé à cette demande et les représentants du secteur se sont montrés incapables de la “flairer”, retranchés dans leurs interprétations contractuelles habituelles et peu imaginatives.
Sans surprise, des sénateurs ont rapidement posé le principe (dans une proposition de loi) que l’indemnisation des pertes d’exploitation relevait d’une assurance contre les menaces sanitaires relevant de l’État. Cette conviction est à l’unisson de la colère largement exprimée contre l’État face à ses défaillances dans la gestion de l’épidémie. Globalement, la pandémie a révélé que la société civile s’attendait à ce que l’État se comporte comme un gestionnaire de risque : il aurait dû prévenir le risque, le limiter et l’indemniser.
Thomas Buberl, le PDG d’Axa, ne s’y est pas trompé, puisqu’il a proposé de créer, pour la pandémie, un mécanisme de coassurance privée avec une réassurance publique, sur le modèle des risques naturels et du terrorisme.
Un besoin généralisé dans le monde
On aurait bien tort de limiter cette évolution du rôle de l’État à la seule société civile française. Partout dans le monde, les citoyens ont au moins exprimé l’attente, vis-à-vis de leur structure étatique, d’une politique de prévention et de mitigation du risque pandémique.
Sur ce point, les peuples extrême-orientaux sont probablement les plus mûrs. Les gouvernements y ont maîtrisé une politique publique très structurée de lutte contre l’épidémie, tantôt fermant les frontières et confinant les populations, tantôt mobilisant les possibilités du big data et de dépistage massif de la maladie pour enrayer sa propagation.
Mais, même aux États-Unis, l’opinion publique a exprimé son besoin d’un État assureur. La polémique qui a entouré la reconnaissance du coronavirus comme maladie orpheline (ce qui ouvrait droit à un monopole de Gilead pendant 7 ans dans la fabrication du Remdesivir) a bien montré qu’une part importante de l’opinion américaine souhaitait que l’État fédéral ne se contente pas de prendre des mesures préventives (comme la fermeture des frontières), mais qu’il prenne en charge lui-même le coût des traitements contre la maladie.
Penser l’État risk manager en France
Les ratés de la gestion de crise en France ont montré que l’État n’y était pas prêt à déployer efficacement ses fonctions de risk manager. On peut même dire que, dans ce domaine, la France part de très loin.
Trois points-clés doivent désormais être conçus pour faire évoluer l’État.
Premièrement, il reste à inventer une véritable capacité de prévention des risques. L’incapacité de l’État à acquérir un nombre suffisant de masques pour protéger non seulement les personnels publics soignants, mais le reste de la population l’a illustré. L’impréparation du service public est criante, et, de la part d’un risk manager, ce seul point est inimaginable.
Deuxièmement, l’articulation entre assurance privée et réassurance publique sera probablement la plus facile à régler, mais là encore, elle sera, en France, totalement improvisée. Dans la pratique, une grande partie de l’indemnisation de la perte d’exploitation sera tout simplement acquittée par le budget de l’État sans aucune réflexion préalable.
Troisièmement, la prise en charge du “sinistre”, c’est-à-dire le traitement contre la maladie lui-même, a montré que l’État se perdait dans des querelles de clochers, et se révélait incapable de mobiliser la totalité des moyens dont il disposait pour soigner la population. Sur ce point, le fait que les cliniques privées disposant de lits de réanimation soient largement ignorées, le fait que les laboratoires départementaux ne soient que tardivement mobilisés pour effectuer des tests de dépistage, ont montré que l’État était incapable de se penser comme coordinateur, animateur de la lutte contre la pandémie, et voulait avoir le monopole du métier d’assisteur.
Sur tous ces points, la faute incombe largement à la haute fonction publique qui subit, dans ce dossier, une déroute complète et montre comment sa vision du monde est désormais obsolète.