Article publié sur notre hebdomadaire gratuit, Décider & entreprendre.
La RATP est l’entreprise française qui compte, parmi ses rangs, le plus grand nombre de “fichés S”, c’est-à-dire de musulmans radicalisés. L’un d’eux, employé pendant 15 mois jusqu’en 2012, Samy Amimour, faisait partie des kamikazes qui ont commis le pire le soir du 13 novembre. Comme beaucoup d’entreprises, la RATP semble désarmée face au fait religieux.
Une montée en puissance du phénomène
C’est Le Parisien qui a consacré hier un article sur le sujet. Plusieurs observateurs soutiennent que le fait religieux devient un problème à la RATP. Ce constat est notamment dressé par des délégués CFDT, dont nous citons ici quelques propos:
« Cela a commencé il y a cinq à six ans, se souvient cette employée qui souhaite garder l’anonymat. Quelques-uns à qui je faisais la bise ont refusé de m’embrasser, puis de me saluer. Et pourtant, je suis musulmane. D’autres refusaient de conduire un bus qui avait été précédemment conduit par une femme. »
Selon le délégué CGT:
« Oui, il y a des problèmes, mais ça reste un épiphénomène, insiste Jacques Eliez, son secrétaire général. Il n’y a pas plus ou pas moins de radicalisation qu’ailleurs. La RATP n’est pas imperméable à ce qui se passe dans la société. »
De fait, beaucoup d’entreprises en France, et singulièrement celles qui emploient des salarié peu qualifiés, sont touchées par la montée des revendications religieuses en entreprise. Celles-ci portent notamment sur les menus à la cantine, sur le droit de prier dans les locaux ou sur l’aménagement des horaires ou des congés pour des raisons confessionnelles.
La tentation du déni
Pour la direction de l’entreprise, il est souvent tentant de réagir dans un premier temps en opposant un déni à la réalité. C’est le cas de la direction de la RATP, où l’ampleur du phénomène fait l’objet d’un démenti plus ou moins vigoureux.
Ainsi, la présidente de la RATP, Elisabeth Borne, ancienne directrice de cabinet de Ségolène Royal, qui assure qu’aucun écart de conduite ne lui a été signalé depuis son arrivée à la tête de l’entreprise en mai 2015. A l’en croire, tout va bien dans l’entreprise et le problème n’existe pas.
Son directeur de cabinet a toutefois tenu des propos un peu différents au Parisien:
« Des personnels ont été sanctionnés pour des faits religieux, reconnaît Jérôme Harnois, directeur de cabinet d’Elisabeth Borne, PDG de la RATP. Nous avons mis en place une charte de la laïcité en 2013. Sur les fiches S, nous n’avons aucune information. Mais dès que les autorités nous informent, nous prenons les décisions qui s’imposent. »
Cette cacophonie illustre bien la difficulté, pour les entreprises, de prendre un compte un problème sociétal qui dépasse très largement le cadre normal du dialogue social et de la gestion des ressources humaines. Face à la sensibilité du sujet, la tentation première consiste forcément à amoindrir l’enjeu et à le nier autant que possible.
Insuffisante jurisprudence Baby-Loup
A la décharge des comités de direction, les entreprises sont encore bien seules pour traiter le problème dans sa complexité. A ce stade, seule la jurisprudence Baby-Loup de la Cour de Cassation donne un éclairage sur les limites juridiques applicables au traitement du fait religieux en entreprise. Contrairement aux affirmations péremptoires sur le sujet, cette jurisprudence place les entreprises dans une situation inconfortable.
En effet, si elle affirme d’une part:
ayant relevé que le règlement intérieur de l’association Baby Loup, tel qu’amendé en 2003, disposait que « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche », la cour d’appel a pu en déduire, appréciant de manière concrète les conditions de fonctionnement d’une association de dimension réduite, employant seulement dix huit salariés, qui étaient ou pouvaient être en relation directe avec les enfants et leurs parents, que la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnée au but recherché
La Cour de Cassation a donc validé le licenciement d’une employée au motif que le règlement intérieur qui fondait cette décision ne portait pas une atteinte disproportionnée à la liberté religieuse. La Cour a en particulier relevé que cette les restrictions imposées ne présentaient pas un caractère général et absolu qui aurait été illégal.
Dans le même temps, la Cour a considéré:
le règlement intérieur fût ce dans une entreprise dite de tendance ou de conviction ne peut contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir, ne répondraient pas à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et ne seraient pas proportionnées au but recherché
Il existe donc un très vaste champ d’appréciation qui ne peut que laisser les entreprises perplexes sur leur droit à restreindre ou non les libertés religieuses des salariés.
Les cas concrets qui posent question
Concrètement, les entreprises peinent aujourd’hui à répondre aux questions soulevées par l’orthopraxie musulmane. Celles-ci se concentrent autour de deux sujets essentiels.
Premièrement, un salarié peut-il interrompre son travail pour prier dans les locaux de l’entreprise? Cette question simple ne devrait pas tarder à devenir un enjeu réel pour le juge français. Dans certaines entreprises de transport public, il se murmure par exemple que les machinistes mettent leur véhicule à l’arrêt pour pouvoir prier. Dans certaines usines, des salariés interrompent la chaîne pour les mêmes raisons. Comment l’entreprise peut-elle réagir, dans la mesure où elle doit prouver que l’atteinte à la liberté religieuse qu’elle pourrait décider ne doit pas être disproportionnée et doit répondre à une “exigence professionnelle essentielle”.
Deuxièmement, un salarié peut-il exiger que l’entreprise endosse son orthopraxie? Les demandes peuvent ici être variables: horaires aménagés durant le Ramadan, acceptation du voile, repas de substitution à la cantine, etc. Là encore, le sujet est délicat et la jurisprudence de la Cour de Cassation prohibe les interdictions générales et absolues. Le juge est supposé, en cas de contentieux, vérifier l’adéquation des mesures avec les missions de l’entreprise.
Légiférer ou négocier?
Ces sujets de société posent de vrais problèmes dont on voit mal comment ils pourraient être simplement abandonnés au dialogue social interne. Si leur règlement suppose souvent une négociation dans les entreprises avec les partenaires sociaux concernés, la nature du débat relève du législateur qui ne peut ici se défausser de ses responsabilités.
Le bon sens consisterait donc à proposer à échéance un texte de loi fixant les droits et les devoirs des entreprises dans le traitement du fait religieux.