Transformer la Sécu en “jardin à la française”?

Faut-il franchir une nouvelle étape dans la transformation de la “sécu” en “jardin à la française”? Ce vieux projet, au fondement des idées de Pierre Laroque, rédacteur des ordonnances de 45 qui ont donné le jour à la sécurité sociale, revient régulièrement sous les feux de l’actualité. C’est encore le cas en ce moment avec la note du Conseil d’Analyse Economique (CAE) consacrée à la gouvernance de la sécurité sociale. Elle méritait bien un petit décryptage de ses silences et ses références implicites. 

La Sécu et l’horreur du “désordre”

Historiquement (c’est-à-dire avant 1945), la protection sociale en France était extrêmement émiettée. Une kyrielle de caisses de solidarité professionnelle et de mutuelles prenait en charge la retraite et la couverture des soins. Ce spectacle désordonné est au fondement de la sécurité sociale. L’un des grands objectifs de Laroque et Parodi, lorsqu’ils créent le régime général, consiste à remplacer ce système dispersé par une caisse unique, universelle, qui apporterait à l’oeil de l’assuré (et surtout du gouvernant de la sécurité sociale) le spectacle bien plus réjouissant d’un “jardin à la française”, c’est-à-dire d’un tout compact et ordonné. 

Depuis 1945, la technostructure française ne cesse de vanter les mérites de ce “jardin” et les bienfaits d’un énorme ensemble qui gèrerait la totalité des assurés dans un immense régime à entrée unique. 

Cette obsession explique par exemple la création du RSI, qui a fusionné les quatre caisses existant pour les indépendants. Le cas du RSI est emblématique: la course à l’unité, à la simplification, devait donner de la “lisibilité”, de l’efficacité, selon la croyance de la technostructure française aux bienfaits incontestables du “jardin à la française”. Ce qui réjouit l’oeil de l’homme est bon pour les plantes. Le fiasco du RSI démontre à foisons l’absurdité de ce “jardin à la française” et de ses prétentions. La course vers le régime unique de sécurité sociale comporte des effets de structure indésirables qui sont autant de chocs à absorber pour les assurés et de causes de rupture entre les assurés et la sécurité sociale elle-même. Le succès des mouvements de “libérés” vis-à-vis de la sécurité sociale le prouve. 

La résistance française à la Sécu

Intuitivement, beaucoup ont toujours combattu la Sécu (c’est-à-dire le grand régime universel supposé résoudre tous nos problèmes) pour échapper aux risques que représente une grande usine à gaz unique pour le pays. Les premiers résistants à la Sécu, rappelons-le, appartiennent à la CGT qui a farouchement combattu, en 1945, le rattachement des régimes spéciaux au régime général. Ce point d’histoire pourtant évident est régulièrement occulté par l’historiographie officielle de gauche, qui feint de propager la rumeur selon laquelle les résistants, les armes à la main, auraient rempli le vide social français en 1945 par la création d’une sécurité sociale universelle. En réalité, cette universalité n’a jamais convaincu tous ceux qui bénéficiaient d’un régime spécifique avant 1940. Il suffit de voir avec quelle violence la CGT a combattu, ces dernières années, la suppression des régimes spéciaux pour mesurer l’hypocrisie des équations imaginaires entre résistance à Vichy et sécurité sociale. 

Si cette résistance française à la sécurité sociale s’explique d’abord par le faible niveau des garanties offertes par le régime général (ce point étant généralement présenté comme une défense des avantages acquis par les régimes spéciaux), la peur d’être “anonymisé” dans une grande machine bureaucratique ne fait que nourrir les angoisses des assurés. Ceux qui disposent de leur “régime” de solidarité professionnelle se disent qu’ils sont mieux pris en compte entre gens du même univers que par une caisse primaire territoriale qui mélange tout le monde. 

Cette résistance naturelle (et vivace depuis 1945) à l’universalité explique pourquoi, encore aujourd’hui, la sécurité sociale ressemble à un patchwork. La distinction entre retraites du régime général et retraites complémentaires, par exemple, est directement liée à la volonté exprimée par les syndicats de cadres, en 1947, de conserver un régime spécifique les distinguant de la sécurité sociale universelle. 

La Sécu et la technostructure

Ces explications historiques sont incontournables pour comprendre la persistance d’une protection sociale éparpillée en France. En réalité, depuis 1945, le régime universel de sécurité sociale est imposé par le haut et se heurte à une résistance constante des assurés, qui préfèrent garder leur “système” à eux, plutôt que de se perdre dans la machine compliquée inventée par l’Etat. Régulièrement, pourtant, la technostructure revient à la charge pour expliquer que cette machine appelée régime général est beaucoup plus ingénieuse, efficace, rentable, agréable, que les régimes ou les organismes défendus par les assurés. 

La note du CAE relève de cette habitude quasi-maladive qui ronge notre élite. Elle tente de faire croire que les dépenses de protection sociale en France seraient mieux gérées (et garantirait mieux l’accès aux soins solidaires, bien entendu) si une grande machine unique se substituait à la multiplicité des acteurs actuels. Le désastre du RSI ne suffit manifestement pas à ouvrir les yeux des rédacteurs de la note sur l’imposture de leur doctrine. 

De façon encore une fois révélatrice, d’ailleurs, Antoine Bozio, enseignant de l’université française, et Brigitte Dormont, enseignante de l’université française, suggèrent de fusionner tous les régimes… sauf ceux dont ils dépendent. Il faudra un jour qu’on nous explique pourquoi les ressortissants du RSI, victimes du “jardin à la française”, sont si nombreux à vouloir le quitter, et pourquoi ceux qui échappent au régime général se battent tant pour que les autres y soient mais ne proposent jamais de le rejoindre eux-mêmes. 

Charité bien ordonnée… 

La Sécu, l’idéologie et la réalité

On remarquera au passage que la note du CAE est une superbe expression de l’idéologie hors sol sur laquelle se fonde la théorie de la sécurité sociale comme jardin à la française. Il paraît que le grand tout qui y est proposé (en pratique, l’étatisation complète de l’assurance-maladie) relève du bon sens économique et de la bonne gestion. Assez curieusement, les auteurs de la note oublie de dire que si la sécurité sociale ne rembourse pas la totalité des soins aujourd’hui, c’est dans un souci de “mitigation” du risque, c’est-à-dire de maîtrise des dépenses. Manifestement, la façon dont le risque sera géré demain n’inquiète pas les auteurs, alors qu’elle est cruciale pour l’équilibre du système. 

On ajoutera que cette note fait l’impasse sur les conséquences économiques concrètes des mesures qu’elle préconise. Que fait-on des salariés actuellement employés par les organismes complémentaires dont la note propose la mise à mort de fait? Ces questions ne paraissent pas effleurer les auteurs, et le grand désordre (incompatible avec le droit communautaire) auquel nous nous promettons n’est pas abordé ici. 

Rappelons que, en Allemagne, les régimes de base de la sécurité sociale sont en concurrence et que chaque assuré est libre de choisir sa caisse de rattachement. Cette alternative intelligente à la caisse unique n’est malheureusement pas évoquée par nos universitaires. 

Ajouter aux articles favoris
Please login to bookmark Close
0 Shares:
Découvrez nos analyses et capsules vidéos
Lancer la vidéo

Le pouls des CCN #6 : focus sur l'avenant santé n° 9 de la CCN Syntec

Lancer la vidéo

Le pouls des CCN #2 : le point sur la santé des HCR et la prévoyance des Services à la personne

Lancer la vidéo

Webinaire Tripalio #5 : les 3 grandes actualités PSC du moment

Lancer la vidéo

Webinaire Tripalio #4 : zoom sur les dernières grandes actus CCN santé/prévoyance

Vous pourriez aussi aimer
Lire plus

La double authentification arrive sur Tripalio le 5 janvier 2026 pour une sécurité renforcée

Pour protéger les données et sécuriser l'accès de tous nos utilisateurs à nos informations stratégiques, à notre base de données CCN et à nos outils de conformité juridique, nous faisons évoluer la connexion au site Tripalio à partir du 5 janvier 2026. Dès le début de l'année 2026, un mécanisme simple de double authentification par mail vous permettra de vous connecter à Tripalio. ...

Avis d’extension d’un avenant dans la CCN des remontées mécaniques et domaines skiables

Le ministre du travail et des solidarités envisage d’étendre, par avis publié le 5 décembre 2025, les dispositions de l'avenant du 26 novembre 2025 à l'accord du 27 octobre 2025 relatif à la mise en place d'un dispositif d'activité partielle de longue durée rebond - APLD-R, conclu dans le cadre de la convention collective nationale des remontées mécaniques et domaines skiables du 15 mai 1968 (...

Avis d’extension d’un avenant dans la CCN des fleuristes, de la vente et des services des animaux familiers

Le ministre du travail et des solidarités envisage d’étendre, par avis publié le 5 décembre 2025, les dispositions de l'avenant n° 2 du 24 octobre 2025 à l'accord du 13 juin 2022 relatif aux frais de santé, conclu dans le cadre de la convention collective nationale des fleuristes, de la vente et des services des animaux familiers du 29 septembre 2020 (...

Avis d’extension d’un accord dans la blanchisserie, laverie, location de linge, nettoyage à sec, pressing et teinturerie

Le ministre du travail et des solidarités envisage d’étendre, par avis publié le 5 décembre 2025, les dispositions de l'accord du 20 octobre 2025 relatif aux classifications professionnelles, conclu dans la convention collective nationale de la blanchisserie, laverie, location de linge, nettoyage à sec, pressing et teinturerie du 17 novembre 1997 (...

Avis d’extension d’un accord dans la CCN des expertises en matière d’évaluations industrielles et commerciales

Le ministre du travail et des solidarités envisage d’étendre, par avis publié le 5 décembre 2025, les dispositions de l'accord du 8 septembre 2025 relatif au télétravail, conclu dans le cadre de la convention collective nationale des entreprises d’expertises en matière d’évaluations industrielles et commerciales du 7 décembre 1976, qui est devenue convention collective nationale des sociétés d’expertises et d’évaluations (...