Le rapport Lecocq-Dupuis consacré à la santé au travail fait grand bruit, dans la mesure où il prépare une étatisation de la prévention en matière de santé au travail. Mais au-delà des propositions techniques, le rapport semble passer à coté des problématiques propres à un système dont il renonce à interroger la performance fondamentale. Les auteurs sont en effet partis d’un constat positif sur une logique française pourtant très peu favorable aux salariés, par rapport à nos grands voisins industrialisés.
Pour comprendre le problème que pose le rapport Lecocq-Dupuis, il faut lire son avant-propos, qui explique d’emblée le quiproquo sur lequel est bâti son raisonnement, et dont découle le manque d’imagination qui le caractérise dans son ensemble.
Au plan national, et à partir d’une lecture globale, le système de santé au travail français construit par strates successives, tel qu’il est organisé aujourd’hui, permet à la France de satisfaire formellement à ses engagements internationaux. Il a indéniablement contribué à faire diminuer au fil des années la sinistralité liée aux accidents du travail et à améliorer l’indemnisation pour les personnes victimes de maladies professionnelles avec une partie importante des moyens financiers consacrés à la réparation.
C’est à cause de ce constat global de bon fonctionnement du système d’accidents du travail en France que le rapport renonce à dépasser les questions d’ordre technique ou d’aménagement du système et qu’il évite soigneusement de penser la qualité du dispositif de gestion du risque en vigueur. Au fond, tout va bien, la France respecte ses engagements, donc pourquoi aller au-delà?
La France mauvaise élève en matière d’accidents mortels du travail
On regrettera, bien entendu, ce manque de recul critique de la part des auteurs du rapport, puisque la réalité française, résumée dans le graphique ci-dessus, est beaucoup moins rose qu’ils ne tentent de nous le faire admettre. Alors que la moyenne européenne d’accidents du travail mortel pour 100.000 salariés et d’environ 1,8, la moyenne française est sensiblement supérieure: elle dépasse les 2,5. Autrement dit, la France sous-performe d’environ 40% la moyenne européenne. Elle fait moins bien que l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne.
Les esprits les plus aguerris noteront d’ailleurs que la France connaît trois fois plus d’accidents mortels du travail pour 100.000 salariés que l’abominablement ultra-libérale Grande-Bretagne, présentée d’ordinaire comme le paradis de l’exploitation du prolétariat. Ce différentiel colossal devrait suffire à alerter les pouvoirs publics sur les mauvaises performances de la santé au travail en France.
C’est par un enchantement miraculeux que ce constat négatif qui devrait être tiré de notre système se transforme sous la plume des auteurs du rapport en un moment de satisfaction globale.
Une sinistralité élevée à cause de notre système d’indemnisation
Pour comprendre pour quelle raison le travail tue trois fois plus en France qu’en Grande-Bretagne, il faut revenir à la logique même de notre système d’indemnisation, inventé à la fin du dix-neuvième siècle pour couvrir les risques de l’exploitation minière. Sur le fond, et de façon, très révélatrice, la santé au travail en France est aujourd’hui indemnisée de la même façon que les coups de grisou il y a cent ans.
Le système repose tout entier sur la déresponsabilisation de l’employeur, et sur un système de transfert de risque auprès d’une caisse extérieure à l’entreprise. Autrement dit, sauf faute inexcusable, l’employeur ne peut être tenu responsable d’aucun accident suvenu dans son entreprise. Les conditions d’indemnisation de la victime sont connues à l’avance et ne peuvent donc intégrer des éléments de contexte.
Il a fallu des interventions répétées du juge, de façon prétorienne, pour limiter les dégâts de ce système. Si le juge n’avait progressivement facilité l’invocation de la faute inexcusable, le système des accidents du travail en France continuerait à considérer que la plupart des accidents du travail n’engage pas la responsabilité de l’employeur, et que nul n’est donc besoin de lui demander des comptes.
Un système défavorable aux salariés
Un petit retour sur les conditions d’émergence historique de ce système permettrait d’ailleurs de se souvenir qu’il fut mis en place en son temps pour limiter les coûts d’indemnisation après un accident du travail. Sans surprise, il n’a jamais encouragé à lutter drastiquement contre la dangerosité du travail, mais au contraire, son but était de permettre aux employeurs de supporter un taux incompressible d’accidents sans se ruiner.
Cent ans après, ce système continue à nuire aux salariés. Ainsi, le salarié qui subit un accident de voiture sur son trajet domicile-travail sera-t-il beaucoup moins bien indemnisé que s’il subit le même accident dans le cadre d’un trajet privé. Cela ne signifie pas ici que la responsabilité de l’employeur doive être mieux engagée, puisque, dans ce cas de figure, l’employeur n’y est absolument pour rien. Simplement, l’estimation du préjudice par les tribunaux civils sera toujours plus favorable et plus protectrice que l’estimation dans le cadre d’un accident du travail.
C’est le principe même de la réparation décidée à l’avance (notamment le montant de la rente) qui pénalise ici les assurés sociaux. La mécanique de l’indemnisation ex ante fixée par la loi est aussi défavorable au salarié que pour l’indemnité de licenciement. Dans les deux cas, les raisonnements ont été les mêmes: il s’est toujours agi de limiter la responsabilité patronale.
Or, si ce système peut se défendre dans la mesure où la responsabilité patronale dans la plupart des accidents (notamment de trajet), comme dans beaucoup de licenciements, est faible, il n’en reste pas moins qu’un “ordre” à part pour les salariés, différent des tribunaux civils, est producteur d’inégalités de traitement. Au final, on voit dans les chiffres comment la France a peu encouragé les employeurs à lutter contre les accidents mortels, au point que la Hongrie ou la Pologne font mieux que nous.
La logique paritaire en jeu
On se demandera pour quoi les organisations syndicales françaises se montrent aussi silencieuses sur le sujet. On se demandera même comment le troisième auteur du rapport, lui-même syndicaliste, a pu signer ce texte.
Une raison simple saute aux yeux: ce système défavorable d’indemnisation des accidents du travail a pu traverser le temps malgré ses défauts parce qu’il est devenu paritaire en 1945, en devenant une branche de la sécurité sociale. Parce qu’elles l’administrent et que, peu ou prou, elles en tirent un bénéfice, les organisations syndicals ont donc tout intérêt à sa préservation. C’est ce qu’on appelle la bureaucratie syndicale qui se crée un jour sur le dos des salariés pour officiellement représenter leur cause, et en pratique vivre de la bête et n’avoir donc surtout plus intérêt à la tuer.
On ne redira jamais assez combien il est toxique pour les salariés, à long terme (et les chiffres de la sinistralité au travail le montrent), de laisser leur représentants devenir gestionnaires d’un système où les employeurs transfèrent le risque du travail. C’est la meilleure façon de transformer une victime en bourreau.
C’est précisément l’apologie de cette transformation que le rapport Lecocq a dressée. Il part tout entier du constat faux, biaisé, paresseux, selon lequel le système serait protecteur pour les salariés, alors que la performance française en matière de lutte contre les accidents du travail est mauvaise. Sur ce mensonge, il propose une étatisation pour que rien ne change.
De façon révélatrice, le renouvellement macronien vise ici à préserver un vieux système mis en place à la demande des patrons de houillères du dix-neuvième siècle. Et il ne se trouve plus personne ou presque pour relever l’imposture.