Le gouvernement passera-t-il l’hiver ? Après le discours du Premier Ministre au CESE, hier midi, on peut en douter. Jamais la maladresse politique n’avait été poussée aussi loin, et jamais on avait montré autant d’efficacité à rallier contre soi tous ceux qui étaient prêts à soutenir un projet pourtant boiteux. Désormais l’ensemble des organisations syndicales devrait appeler à la grève et à la confrontation directe avec un pouvoir exécutif plus que jamais hors sol et déconnecté de la réalité du pays.
C’est le grand naufrage du gouvernement, et, par-delà le destin des quelques individualités qui le composent, c’est le grand naufrage de l’élite bobo étatiste (qui s’imagine tenir le pays) auquel nous assistons en direct.
Quand Edouard Philippe défie le bon sens
Il suffisait pourtant des dix doigts de la main pour calibrer la stratégie gouvernementale. Trois syndicats contestataires appellent à la grève : la CGT, FO et Sud. Quelques troupes supplétives les accompagnent, comme le SNES dans l’éducation ou la CGC dans le secteur privé. Deux grands syndicats représentatifs (l’UNSA et la CFDT) ne souhaitent pas appeler à la grève et posent une condition à leur ralliement : le renoncement à toute mesure d’âge immédiate, pour éviter de « polluer » le débat sur le système par points.
Le bon sens, après le succès du mouvement de jeudi dernier, consistait donc à accéder aux conditions posées par la CFDT et l’UNSA pour émousser les oppositions et construire une majorité. Il fallait éviter à tout prix d’évoquer un allongement de la durée de cotisation, sous peine de donner raison à tous ceux qui soupçonnent le gouvernement de vouloir réformer les retraites pour en durcir les conditions d’accès et de calcul.
Et patatras, dans une étrange psychorigidité caractéristique des élites technocratiques, Edouard Philippe est resté droit dans ses bottes. Il a fait ce qu’on lui avait précisément déconseiller de faire. En un mot, il n’a pas voulu lâcher de lest. Immédiatement, Laurent Berger a annoncé qu’il lâchait le gouvernement.
On reste sidéré par autant de maladresse, qui signe l’échec du curiaçage des partenaires sociaux.
Edouard Philippe porte la doctrine du Conseil d’Etat
Il faudrait s’interroger sur les raisons profondes de cette surdité des élites vis-à-vis de tout ce qui n’appartient pas à leurs rangs. On trouvera quelques éléments de réponse dans le discours du Premier Ministre, qui a triomphalement proclamé le renouement avec le pacte social de 1945. On passera ici sur l’inexactitude historique qui attribue la création de la CNAV et de la retraite par répartition au gaullisme, alors que nous les devons à Vichy. Rappelons seulement que le principe d’un régime universel fut porté dès les années 30 par un groupe de conseillers d’Etat devenus illustres par la suite, composé notamment d’Alexandre Parodi et de Pierre Laroque.
Depuis cette époque, on doit à de nombreux conseillers d’Etat l’ambition de parachever l’œuvre entreprise en 1941 avec la création de la CNAV et consolidée par le gouvernement provisoire de 1944. Cette ambition d’un régime universel a justifié la création de l’aberrant RSI, en 2005, par Philippe Bas et Renaud Dutreil, tous les deux ministres et conseillers d’Etat. De façon significative, elle est parachevée par Edouard Philippe, lui aussi conseiller d’Etat avant d’être maire, puis député, puis Premier Ministre.
Edouard Philippe nous donne ici un superbe exemple de réforme portée par la technostructure au pouvoir. Longtemps retardée, la création d’un régime universel a repris du poil de la bête au début des années 2000, au fur et à mesure que les élus étaient disqualifiés au profit d’une élite technocratique recrutée par concours.
Le pays réel se grippe
Dès 1945, l’idée d’un régime universel de retraites a suscité la résistance profonde du pays réel. C’est ce qui explique la survie des régimes spéciaux inventés dans les années 30 et bien plus avantageux que le système soviétisant proposé par les conseillers d’Etat depuis toujours.
Comme en 1945, l’ambition d’inclure tous les Français dans un système unique suscite une hostilité opiniâtre, y compris chez les adeptes de la solidarité si vivaces à la CGT. Le gouvernement en fait aujourd’hui l’amère expérience. Il est parvenu à fédérer tous les syndicats, à l’exception de la CFTC, contre cet objectif d’universalité. Cette unité syndicale retrouvée laisse planer peu de doutes sur l’issue du mouvement en cours qui devrait obtenir le retrait pur et simple du projet.
Toute la question est de savoir où s’arrêtera la colère de ceux qui sont sidérés par la méthode suivie, et qui consiste à vanter les mérites de la concertation pour ne surtout pas la pratiquer. Un simple retrait du texte suffira-t-il à apaiser les esprits ? On a un doute, tant la colère qui a besoin de se déverser, désormais, paraît profondément ancrée dans les esprits.