Les syndicats de dentistes ont annoncé vendredi dernier leur ralliement à la proposition ministérielle destinée à mettre en oeuvre le reste à charge zéro sur les prothèses dentaires. Ce texte ouvre la voie à une mise en oeuvre en 2020 de cette mesure emblématique pour les soins dentaires. Elle coûtera 1,2 milliards € aux assurés sociaux, sans compter les augmentations prévisibles de cotisations en complémentaire santé. Dans la pratique, cette mesure fait payer les jeunes pour les plus âgés, une nouvelle fois, et compense la hausse de la CSG pour les retraités.
Les syndicats de dentistes sont contents. En échange d’un plafonnement des prothèses dentaires, la tarification des autres soins sera substantiellement revalorisée. La dévitalisation d’une molaire, par exemple, passera de 81€ à 110€. Le revenu global des 40.000 dentistes français devrait ainsi progresser de près de 300 millions €, soit près de 7.500 € annuels par praticien.
En contrepartie, la pose de prothèses sera sans reste à charge pour les patients qui consentent à une solution de “fortune”. Celle-ci consistera en couronnes en céramique pour les “dents du bonheur”, et en dents métalliques à l’intérieur de la bouche. Cette médecine version époque soviétique est présentée comme une grande victoire par les partisans d’une santé publique à tous crins. Une formule de prise en charge avec un reste moyen de 70€ sera également proposée. Pour le reste, les tarifs seront libres.
Les prothèses dentaires et le mauvais risque
Si l’on admet l’hypothèse (étayée par les chiffres venus de multiples sources) que plusieurs millions de Français ont renoncé à des soins dentaires, la mesure devrait avoir un puissant effet sur les comptes publics. Peut-être même cet effet est-il aujourd’hui largement sous-estimé. L’annonce du remboursement intégral devrait en effet précipiter chez les dentistes le stock de ceux qui ont renoncé aux prothèses depuis plusieurs années.
On manque d’éléments pour chiffrer cet effet de rattrapage (ce qui souligne l’impréparation majeure des pouvoirs publics aux effets d’une mesure décidée pour des raisons politiques, mais sans véritable estimation des conséquences concrètes sur l’écosystème sanitaire). En revanche, il est acquis que la mesure stimulera le mauvais risque. Là encore, si l’on admet l’hypothèse que le besoin en prothèses s’explique aussi par un manque d’hygiène buccale, on regrettera une fois de plus que la santé publique française mette le paquet sur le remboursement (c’est-à-dire sur le transfert de la responsabilité individuelle vers la collectivité), et oublie la prévention ou la mitigation du risque. Alors que les fumeurs sont fortement taxés pour leur mauvaise conduite de vie, les mauvais coucheurs qui oublient de se laver les dents ou qui ne prennent pas soin de leur dentition seront pour leur part récompensés.
Prothèses dentaires et précarité
On relira ici l’étude de 2002 de la DREES sur la santé dentaire pour se souvenir que le besoin de prothèses est beaucoup plus fort chez les personnes âgées pauvres que chez les jeunes sans problème financier. On lira aussi l’excellent sondage européen de 2009 pour illustrer le propos, dont le tableau ci-dessous illustre bien la problématique de l’Union:
Comme le montre très bien cette accumulation de chiffres, les managers et les étudiants perdent beaucoup moins leurs dents que les chômeurs et les retraités. Mais 43% des gens qui ont fait une visite chez un dentiste dans les deux années précédant le sondage ont encore toutes leurs dents, alors que cette proportion tombe à un quart parmi ceux qui n’ont pas vu de dentiste depuis au moins 5 ans.
Que retirer de ces grands traits, sinon que le besoin de prothèses est lié à un manque de précaution individuelle et au vieillissement? Disons même que perdre ses dents est une conséquence certaine de ce vieillissement, et qu’il est assez curieux que des personnes âgées comptent sur la solidarité nationale pour réparer les dégâts très prévisibles du temps sur leur corps. On n’est plus ici dans l’assurance maladie, mais dans une captation de l’épargne collective qui se substitue à la prévoyance individuelle.
Les jeunes actifs vont payer pour les retraités et les chômeurs
Par une sorte d’enfumage reposant sur la naïveté d’une certaine opinion publique, le pouvoir exécutif maintient l’illusion que le reste à charge zéro sur les prothèses dentaires permettra la gratuité ses soins. C’est évidemment faux. En réalité, le reste à charge zéro sera financé par un transfert du coût des prothèses de ceux qui en ont besoin vers ceux qui n’en ont pas besoin.
Mécaniquement, les tarifs des complémentaires santé souscrites par les jeunes salariés augmenteront à due proportion des 500 millions € que la mesure coûtera pour ces organismes. Parallèlement, les 700 millions que l’assurance-maladie consacrera à la revalorisation de certains tarifs dentaires pèseront sur la CSG et les cotisations au régime général.
Autrement dit, le gouvernement vient d’opérer une ponction de 1,2 milliard € sur le pouvoir d’achat. L’essentiel de cette somme sera transféré des jeunes salariés vers les retraités et les chômeurs. Voilà qui compense joliment la hausse de la CSG. Mais de cela, il serait évidemment incongru de parler, puisque le sens de la solidarité, adulée par les élites françaises, consiste mécaniquement à sacrifier les forces vives du pays pour adoucir le sort de ceux qui sont portés par le travail des autres.
En soi, la mesure n’est pas choquante si elle est assumée. On lui reprochera, dans ce cas de figure, de ne pas être clairement expliquée aux Français. Démagogiquement, les ministres qui se succèdent aiment à faire croire que les assureurs santé disposent d’un magot, d’une cagnotte, qu’ils devraient mobiliser pour rendre la santé gratuite. Le procédé n’est pas correct… en réalité, les assureurs santé feront payer la mesure à tous leurs assurés, car la mutualisation est leur métier.