Protection sociale des indépendants et monopole de la Sécu : bientôt une nouvelle question préjudicielle devant la CJUE

Selon nos informations, un contentieux en appel à Metz sur la protection sociale des indépendants devrait donner lieu à une question préjudicielle sur le monopole de la sécurité sociale. Le justiciable se réfèrerait à l’arrêt Kattner de 2009, qui avait pourtant validé le monopole de la branche accidents du travail en Allemagne. La question soulignerait que les garanties du régime obligatoire des indépendants excèderaient ce qui est strictement nécessaire pour garantir la solidarité entre assurés.

 

La direction de la sécurité sociale n’en a pas fini avec la résistance des travailleurs indépendants contre le monopole de la SSI, héritière du défunt et haï RSI. Un dentiste mosellan s’apprêterait, en appel, à poser une question préjudicielle estimant que le régime impose un monopole très au-delà de ce qui est strictement nécessaire. Cette question s’appuie sur l’arrêt Kattner de 2009

 

Comment la CJUE a validé les sécurités sociales monopolistiques

En son temps, une entreprise assujettie à l’obligation d’adhérer au régime allemand d’accidents du travail avait revendiqué le droit de s’affilier auprès de l’assureur de son choix. L’affaire s’était terminée devant la CJUE, qui avait saisi l’occasion pour préciser sa doctrine de la solidarité justifiant des exceptions au marché. On retrouvera dans cet arrêt des considérations essentielles pour comprendre la doctrine européenne en matière de sécurité sociale:  

35 En l’occurrence, il y a d’abord lieu de relever que les caisses professionnelles telles que la MMB concourent, en tant qu’organismes de droit public, à la gestion du système allemand de sécurité sociale et qu’elles exercent, à cet égard, une fonction à caractère social dépourvue de tout but lucratif (voir, en ce sens, arrêt du 16 mars 2004, AOK Bundesverband e.a., C‑264/01, C‑306/01, C‑354/01 et C‑355/01, Rec. p. I‑2493, point 51).  

36 En effet, ainsi que la Cour l’a jugé en ce qui concerne le régime légal italien d’assurance contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, la couverture de ce risque relève, de longue date, de la protection sociale que les États membres garantissent à tout ou partie de leur population (arrêt Cisal, précité, point 32).  

37 Or, conformément à une jurisprudence constante, le droit communautaire ne porte pas atteinte à la compétence des États membres pour aménager leur système de sécurité sociale (voir, notamment, arrêts du 28 avril 1998, Kohll, C‑158/96, Rec. p. I‑1931, point 17; du 12 juillet 2001, Smits et Peerbooms, C‑157/99, Rec. p. I‑5473, point 44, ainsi que du 16 mai 2006, Watts, C‑372/04, Rec. p. I‑4325, point 92).  

38 Par ailleurs, un régime légal d’assurance contre les accidents du travail et les maladies professionnelles tel que celui en cause au principal, en ce qu’il prévoit une protection sociale obligatoire pour tous les travailleurs, poursuit un objectif social (voir, par analogie, arrêt Cisal, précité, point 34).  

On retrouve ici les éléments fondamentaux de la doctrine communautaire en matière de sécurité sociale. Celle-ci relève des États membres qui ont une autonomie en matière d’organisation. Les États peuvent toutefois s’appuyer, pour explorer tous les champs de cette autonomie, sur une importante dérogation au droit de la concurrence: dès lors que l’organisme de sécurité sociale poursuit un objectif social à caractère non lucratif, il peut imposer un monopole. 

 

Comment la CJUE définit la solidarité d’un régime de sécurité sociale

On retiendra, de l’arrêt Kattner, les utiles précisions qu’il apporte à ce qu’est la « solidarité » dans un régime de sécurité sociale. Plusieurs critères se combinent pour conférer un caractère solidaire à un régime.  

Dans la pratique, la CJUE relève deux éléments fondamentaux pour considérer qu’un régime assurantiel participe de la sécurité sociale solidaire. Premièrement, il faut que le taux des cotisations ne soit pas systématiquement proportionnel au risque assuré. Deuxièmement, il faut que la valeur des prestations servies par les caisses professionnelles ne soit pas nécessairement proportionnelle à la rémunération de l’assuré. Autrement dit, à la fois les cotisations et les prestations doivent intégrer des éléments de calcul qui ne se réduisent pas au strict calcul actuariel.  

La CJUE résume ainsi sa position:  

Or, l’absence de lien direct entre les cotisations acquittées et les prestations servies implique une solidarité entre les travailleurs les mieux rémunérés et ceux qui, compte tenu de leurs faibles revenus, seraient privés d’une couverture sociale adéquate si un tel lien existait (voir arrêt Cisal, précité, point 42).  

Au passage, les initiés relèveront que cette définition ne correspond pas exactement à la notion de « haut degré de solidarité » prévue par nos accords de branche. Mais c’est un autre débat… 

 

Qu’est-ce qu’un régime légal?

L’arrêt Kattner a un autre intérêt: celui de définir le degré de subordination à l’État, permettant de qualifier le régime comme « légal » ou non. On sait qu’en France, les « Libérés de la sécurité sociale » contestent régulièrement le caractère légal de la sécurité sociale des indépendants, arguant notamment d’astuces statutaires dans la déclaration des caisses locales. Sur tous ces points (et nous renvoyons ici le lecteur à la lecture de l’arrêt pour en comprendre ldes détails), le juge communautaire a précisé qu’il appartenait aux juridictions nationales de vérifier le respect des critères qu’il a énoncés.  

En conséquence, il y a lieu de répondre à la première question posée que les articles 81 CE et 82 CE doivent être interprétés en ce sens qu’un organisme tel que la caisse professionnelle en cause au principal, auprès de laquelle les entreprises relevant d’une branche d’activité et d’un territoire déterminés ont l’obligation de s’affilier au titre de l’assurance contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, ne constitue pas une entreprise au sens de ces dispositions, mais remplit une fonction à caractère exclusivement social dès lors qu’un tel organisme opère dans le cadre d’un régime qui met en œuvre le principe de solidarité et que ce régime est soumis au contrôle de l’État, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier.  

Là encore, tous ceux qui imaginent faire reconnaître par la Cour de l’Union le caractère non légal de la sécurité sociale française se lancent, aux dires même du juge communautaire, sur un chemin bien escarpé. Dans tous les cas, loin des élucubrations récentes d’un Claude Reichmann et de quelques autres qui avaient fait profession de libération, l’arrêt Kattner (parmi d’autres) a apporté le constat simple que les régimes de sécurité sociale n’avaient pas être soumis à la directive Assurances. 

 

L’intéressante question de la proportionnalité

Cela signifie-t-il qu’un État membre a la faculté de qualifier de « sécurité sociale » n’importe quelle garantie, sous prétexte qu’elle serait solidaire. On mesure ici le danger qu’une telle liberté sans garde-fou ferait planer sur le secteur assurantiel en général. La Cour de Justice a posé ici deux limites majeures, considérant qu’effectivement un régime de sécurité sociale à affiliation obligatoire constituait une entrave à la libre prestation de services dans l’Union, et que cette entrave devait donc se justifier par des raisons solides.  

Là encore, le juge a posé deux limites.  

La première mérite d’être notée avec attention:  

En outre, le régime légal d’assurance en cause au principal ne prévoyant, ainsi qu’il résulte des points 57 et 58 du présent arrêt, que des prestations plafonnées et, partant, une couverture minimale, il est loisible aux entreprises relevant de ce régime, ainsi que l’indique la juridiction de renvoi et que l’admet Kattner, de conclure des contrats d’assurance complémentaires avec des sociétés d’assurances privées établies tant en Allemagne que dans d’autres États membres (voir, par analogie, arrêt du 22 mai 2003, Freskot, C‑355/00, Rec. p. I‑5263, point 62).  

D’une certaine façon, la Cour recommande aux États membres de limiter la sécurité sociale à une couverture minimale avec des prestations plafonnées. Cette limitation permet alors aux assurés de souscrire des contrats d’assurance complémentaires, ce qui constitue la meilleure barrière contre une entrave disproportionnée au principe de libre prestation.  

La seconde tient à l’équilibre financier des régimes et à la nécessité d’éviter la sélection du risque:  

Dans ces conditions, une réglementation nationale telle que celle en cause au principal, en ce qu’elle prévoit une obligation d’affiliation, est susceptible d’être justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, à savoir l’objectif consistant à assurer l’équilibre financier d’une branche de la sécurité sociale, une telle obligation étant propre à garantir la réalisation de cet objectif.  

Autrement dit, le caractère obligatoire de l’affiliation se justifie par la nécessité d’équilibrer financièrement les régimes en intégrant les « bons risques ». C’est ce que le juge communautaire appelle une « raison impérieuse d’intérêt général ».  

C’est probablement sur ce point qu’il existe une faille dans le raisonnement français en matière de sécurité sociale des travailleurs indépendants. Le gouvernement français peut-il prouver que le RSI constitue un bon risque qu’il fallait impérativement intégrer au régime général pour en assurer la viabilité? Le débat, sensible, compliqué, pourrait être ouvert. 

 

Loin de la charlatanerie des Libérés

On voit en tout cas que l’édifice juridique communautaire est loin du simplisme coupable professé par les « Libérés » de Claude Reichmann, au demeurant condamné à 10 mois de prison avec sursis pour avoir incité quelques gogos à quitter la sécurité sociale par un simple courrier circulaire où il soutenait que le régime sociale des indépendants n’était pas un régime légal et que le droit européen permettait donc de s’en affranchir sans autre forme d’argumentation. Ébranler le monopole de la sécurité sociale et l’obligation d’affiliation suppose une réflexion un peu plus approfondie que les quelques slogans et incantations proposés par Reichmann et son entourage, moyennant finance. 

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