Oui, l’employeur est libre de critiquer le travail de ses salariés

Cette publication est issue du site du syndicat de salariés CFDT.

Un employeur peut-il librement critiquer le travail d’une salariée sans porter atteinte à sa réputation ? Comment concilier liberté d’expression et droit au respect de la vie privée ? C’est à ce jeu d’équilibriste que la Cour européenne des droits de l’Homme s’est adonnée dans un arrêt du 25 mars dernier. Elle estime que la condamnation de l’employeur pour diffamation calomnieuse dans le cadre d’un litige de travail viole le droit à la liberté d’expression garanti par la Convention européenne des droits de l’homme.  

CEDH, Matalas c. Grèce, 25.03.21, requête n° 1864/18. 

  • Faits et procédures

Lorsqu’en 2007 Monsieur Matalas arrive comme PDG à la tête d’une entreprise grecque, il demande à l’ensemble des salariés de lui communiquer toute information pertinente en rapport avec leurs activités professionnelles afin d’avoir une vision globale de la société et connaître tout problème ou litige en cours qui l’affecterait. 

Dans ce cadre, la juriste de la société informe oralement le PDG des procédures judiciaires en cours à l’encontre de l’entreprise. Le PDG ayant des doutes quant à l’exactitude de ces informations décide en conséquence de mettre un terme aux fonctions de la juriste et exige la restitution des dossiers. Mais comme l’ancienne salariée ne lui a toujours pas remis l’ensemble des informations sur les procédures judiciaires en cours contre l’entreprise, il décide de lui adresser un document officiel dans lequel il déclare : « Nous condamnons le comportement non professionnel et contraire à l’éthique dont vous avez fait preuve à l’égard de notre société (…) [qui témoigne d’] une intention malveillante de votre part de nuire aux intérêts de la société pour se venger du fait que nous vous ayons démis des fonctions qui vous avaient été attribuées (…). Les informations que vous nous avez fournies jusqu’à présent sont incomplètes et erronées ». 

Ne se laissant pas abattre, l’ancienne salariée décide, le 22 avril 2008, de déposer une plainte contre son ancien PDG pour diffamation calomnieuse. S’alignant sur les décisions de première instance et d’appel qui reconnaissent le PDG coupable, la Cour de cassation rejette l’essentiel du pourvoi formé par celui-ci. Finalement, il se retrouve condamné à 5 mois de prison avec sursis, conformément à ce que prévoit la loi pénale grecque. 

Ayant épuisé toutes les voies de recours internes, le PDG se retourne alors vers la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH). 

  • Une ingérence des autorités publiques dans le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention EDH

Le 4 janvier 2018, pour contester sa condamnation pénale, le PDG saisit la Cour EDH en introduisant une requête contre l’Etat grec en se fondant sur la violation de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales 

(Convention EDH), lequel énonce que «1.Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière […] ». 

Pour rappel, une requête devant la Cour EDH peut être introduite à l’encontre d’un État lié par la Convention qui a, par acte ou par omission, violé la Convention EDH. L’acte contesté doit émaner d’une autorité publique de l’Etat (par exemple un tribunal ou une administration publique). La Cour ne peut pas connaître de plaintes dirigées contre des particuliers ou des institutions privées, telles des sociétés commerciales. 

Dans un premier temps, la Cour considère que la condamnation du requérant à 5 mois d’emprisonnement avec sursis pour diffamation calomnieuse constitue une «ingérence des autorités publiques» dans son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention EDH. 

Or, en s’appuyant sur l’article 10 § 2 de la Convention EDH, la Cour relève également que l’exercice de cette liberté d’expression peut être soumis à certaines restrictions ou sanctions qui doivent répondre aux trois conditions suivantes

  • être prévues par la loi ;
  • constituer des mesures nécessaires dans une société démocratique ;
  • poursuivre un but légitime (sécurité nationale, sûreté publique, protection de la santé ou de la morale, protection de la réputation ou des droits d’autrui).

En l’occurrence, la Cour reconnaît que l’ingérence des autorités publiques qui vient limiter l’exercice du droit à la liberté d’expression via la condamnation pénale du requérant est bien prescrite par une loi (les articles 363 et 367 du Code pénal grecque) et qu’elle poursuit le but légitime de protection de la réputation ou des droits d’autrui. En effet, pour la Cour, le fait d’accuser l’ancienne salariée de comportement non professionnel et contraire à l’éthique aurait pu porter atteinte à sa réputation, et donc de surcroît, à sa carrière. Cette mesure est-elle pour autant nécessaire dans une société démocratique ? 

  • La mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée

Pour examiner le caractère nécessaire de la mesure dans une société démocratique aux fins de protéger la réputation ou les droits d’autrui, la Cour EDH rappelle que lorsque le droit à la liberté d’expression entre en conflit avec le droit au respect de la vie privée consacré à l’article 8 de la Convention EDH, elle peut être tenue de vérifier si les autorités nationales ont trouvé un juste équilibre en cherchant à protéger ces deux droits (1)

Pour ce faire, la Cour s’appuie sur des critères qu’elle a dégagés de sa propre jurisprudence (2) : 

  • la nature et le mode exact de communication des déclarations,
  • le contexte dans lequel elles ont été énoncées,
  • l’impact de ces déclarations pour la personne visée,
  • la sévérité de la sanction infligée.

Dans notre affaire, la Cour relève différents éléments conduisant à constater la violation manifeste du droit à la liberté d’expression. La Cour observe entre autres que le langage employé par le requérant n’était pas insultant ni vexatoire, mais modéré. 

En outre, elle retient le fait que le document officiel a été envoyé à titre privé, le requérant n’ayant pas publié ses allégations, ni ne les ayant rendues accessibles au monde extérieur. Par conséquent ces déclarations n’ont en soi pas pu avoir d’incidence sur la réputation de l’ancienne salariée. 

Enfin, la Cour observe que les juridictions nationales ont non seulement omis de tenir compte du contexte litigieux en cours entre le requérant et l’ancienne salarié (contexte dans lequel ses critiques à son égard se sont inscrites), mais elles ont également omis d’apprécier la portée de l’atteinte sur la réputation de la salariée. 

Au regard de l’ensemble de ces éléments de contexte et de fait, la Cour juge que la condamnation à 5 mois d’emprisonnement avec sursis n’était ni justifiée ni nécessaire dans une société démocratique, car une telle sanction conduit à rendre dissuasif l’exercice de la liberté d’expression. 

Pour conclure, la Cour considère qu’il y a bien violation du droit à la liberté d’expression du requérant. 

  • Une décision logique et transposable à l’exercice du droit à la liberté d’expression des salariés

Une telle solution nous paraît logique et vaut pour le salarié qui serait amené à critiquer ses conditions de travail ou l’organisation de son entreprise (3) par exemple. Aussi, la Cour de cassation a-t-elle déjà pu considérer qu’un courriel adressé à un employeur dans lequel un salarié remettait en cause sa compétence et lui déclarait que « chez vous tout est planifié pour détruire, pour rabaisser » n’était pas constitutif d’un abus du salarié, mais était simplement la traduction de « la réaction d’un homme blessé par l’annonce d’un licenciement dont il ne percevait pas les motifs » (4). 

On peut toutefois penser que le verdict aurait pu être différent si, en fonction du contexte, les propos tenus avaient été vexatoires, avaient fait l’objet d’une publication plus large et avaient été rendus accessibles au monde extérieur, par le biais de Facebook par exemple… 

 

(1) Point 39 de l’arrêt. 

(2) CEDH, Zakharov v. Russia, 05.10.06, requête n° 14881/03 ; CEDH, Marin Kostov v. Bulgaria, 24.07.12, n° 13801/07. 

(3) Voir par exemple Cass. Soc. 14.12.99 n°97-41.995. 

(4) Cass. Soc. 24.09.13 n°12-14.131. 

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