Les branches sont-elles vraiment plus protectrices que les entreprises, pour les salariés? Les débats sur la loi Travail assurent le triomphe de l’idéologie et des fantasmes qui l’accompagnent. Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, en a encore donné un très bel aperçu sur BFM TV, en soutenant sans rire que les accords de branche étaient par principe plus favorables que les accords d’entreprise. C’est d’ailleurs sur cette croyance naïve que s’appuie l’essentiel du discours tenu par les opposants à la loi travail: l’accord de branche accorderait des garanties que l’accord d’entreprise menace.
On n’en voudra évidemment pas à Philippe Martinez de servir cette soupe manichéenne: face à des journalistes éloignés de ces réalités et à des politiques totalement ignorants des règles en vigueur dans le secteur privé, la tentation est forte d’imposer ces petits (et gros) mensonges sans ménagement ni finesse.
Une petite mise au point s’imposait donc.
L’exemple de la chimie
Prenons, au hasard, la branche dont relève la fédération la plus active (en ce moment) de la CGT, celle où se retrouvent les grévistes qui bloquent les dépôts de carburants: la chimie et ses industries. Il suffit de jeter un coup d’oeil sur l’état du dialogue social dans cette branche pour comprendre l’imposture sur laquelle s’appuie la CGT et, au-delà, les opposants à la loi Travail.
Forte de plus de 200.000 salariés, cette branche est la 15è la plus peuplée de l’économie française (sur un ensemble d’un millier environ). Elle constitue donc un exemple très représentatif des prétendus avantages que le dialogue social de branche apporterait aux salariés, par opposition aux accords d’entreprise. C’est d’ailleurs (supposons-le) pour cette raison que les militants de la CGT y sont très actifs pour défendre la branche contre l’entreprise.
Qui plus est, on rappellera juste que cette branche compte environ 4.000 entreprises, soit une moyenne de 50 salariés par entreprise. Pour être plus précis, on ajoutera que 60% des salariés de la branche chimie travaillent dans des entreprises de plus de 250 salariés. Elle constitue donc, là encore, un bon laboratoire de l’opposition entre dialogue de branche et dialogue d’entreprise, puisque les composantes de la branche ont généralement une taille suffisante pour mener un dialogue social interne structuré et régulier.
Un dialogue social de branche en perdition
En examinant la vitalité de la branche professionnelle, on ne tarde pas à mesurer l’étendue des mensonges proférés par ceux qui accordent à la branche une confiance qu’ils refusent aux entreprises. Voici par exemple la liste des accords de branche signés dans la chimie depuis plus de dix ans:
En dehors des textes sur les salaires, qui sont obligatoires, la branche a signé, en dix ans, 22 accords, soit une moyenne d’un accord par semestre. Dans cette liste, certains sont redondants: l’épargne retraite a donné lieu à 6 accords en dix ans, la formation professionnelle à deux accords, la complémentaire santé également. Bref, les accords véritablement originaux et spécifiques sont rares.
Sur les deux dernières années (2014 et 2015), les industries chimiques ont conclu un total de 9 accords, dont deux accords de méthode sur la réécriture de la convention collective et deux accords sur la complémentaire santé (au demeurant rendus obligatoire par la loi du 14 juin 2013). Un accord sur les contrats de génération était également rendu obligatoire par le gouvernement, de même que celui sur la répartition de la contribution au FPSPP.
En deux ans, la branche peut se targuer d’avoir signé trois accords “libres”, tous ayant trait à la formation professionnelle. Cette rapide analyse illustre le caractère extrêmement factice de la négociation de branche, qui répond généralement à une stratégie de “window-dressing” imposée par les textes, et qui s’inspire très peu de l’intérêt des salariés.
Des branches pauvres en contenu
Si la branche “chimie” avait signé trois accords de qualité en deux ans, les défenseurs de la branche pourraient s’en féliciter. Mais là encore, non seulement la vitalité de la négociation de branche est faible, mais l’intérêt des normes négociées et signées laisse vraiment perplexe.
Prenons le cas de l’accord (obligatoire) sur les rémunérations minimales annuelles de la branche. Celui-ci prévoyait en 2015, pour l’année 2016, une rémunération minimale de 2.014 euros pour l’indice 250. Il se trouve qu’aucun accord n’avait été signé l’année précédente. Il faut remonter à l’accord de 2013 pour se souvenir qu’à ce moment, la rémunération minimale au même indice était de 1.987,5 euros. Autrement dit, en deux ans, le dialogue social de branche a garanti, aux salaires moyens, l’équivalent d’une hausse annuelle d’environ 1,25%, ce qui n’est ni plus ni moins que l’inflation…
Le même constat sur la pauvreté des normes de branche peut être dressé sur les accords “originaux”, qui se contentent d’empiler les généralités et d’inviter à faire des efforts sans aucune contrainte pour les entreprises de la branche. C’est le cas de l’accord sur le développement des compétences, par exemple, qui indique notamment:
Les parties signataires sont conscientes de la nécessité d’aider prioritairement les PME-TPE à entrer dans la démarche de GPEC ou à la perfectionner.Dans les entreprises occupant moins de 300 salariés ou dans les entreprises de dimension communautaire ayant au moins 150 salariés en France, une réflexion sur les prévisions concernant l’emploi sera effectuée lors de l’information-consultation annuelle du comité d’entreprise, ou à défaut des délégués du personnel, sur la situation économique de l’entreprise notamment au travers de la BDES conformément aux dispositions du code du travail.Cette réflexion, avec l’aide des outils fournis par la branche, pourra permettre d’offrir aux salariés une meilleure visibilité en termes d’opportunité de carrière au regard de l’évolution des emplois et de leur contenu.
Voilà un remarquable pipeautage qui fait bien sur le papier mais qui n’a jamais amélioré la condition des salariés.
La vitalité du dialogue social d’entreprise
En contrepartie de cette évanescence, le dialogue social d’entreprise dans la chimie semble beaucoup plus dynamique et fructueux pour les salariés.
Par exemple… prenons le cas des négociations salariales chez Total. En 2016, l’entreprise proposait en mesures “garanties” des augmentations allant de 0,7% pour les cadres à 1,2% pour les ouvriers. Parallèlement, les mesures individuelles sont programmées pour atteindre une hausse de 0,7% pour les ouvriers, et de 2% pour les cadres. La politique salariale de Total, pourtant en crise, est donc deux fois plus favorable que celle de la branche.
Dans chiffres équivalents se retrouvent dans d’autres entreprises du secteur.
Cette situation où les accords d’entreprise sont plus favorables que les accords de branche a une explication simple: les entreprises de la branche interdisent à la Fédération Patronale de les concurrencer en leur imposant des normes qui les contraindraient. Dans les branches composées de grandes entreprises, la négociation n’est donc vivante et dynamique que dans les entreprises, sauf très rares exceptions.
Le leurre des branches
Autrement dit, prétendre que l’accord de branche est plus protecteur, pour le salarié, que l’accord d’entreprise, est un mensonge éhonté. Les syndicalistes le savent parfaitement: les fédérations patronales qui négocient les accords n’ont pas les coudées franches pour imposer des normes contraignantes à leurs entreprises.
Le combat contre la loi travail s’exerce aujourd’hui au détriment du salarié, et les syndicats le savent. En revanche, les limites posées au dialogue social d’entreprise permettent de brimer les initiatives locales et de préserver le pouvoir (très illusoire d’ailleurs) des fédérations de branche.