L’assurance peut-elle subsister éternellement sur le même modèle? La financiarisation du secteur, depuis une trentaine d’années, conduit à la constitution de “majors” dont la taille est de plus en plus importante et les organigrammes de plus en plus complexes. Dans le même temps, le développement du net nourrit un mouvement profond de proximité et d’affinité dans la société civile. Il y a là une tension profonde dans les schémas qui, de notre point de vue, conduira tôt ou tard le secteur à revenir à ses fondamentaux: l’esprit mutualiste des origines.
On l’a oublié, cent ans plus tard! mais l’esprit mutualiste est l’une des inventions subversives portées par la révolution industrielle, que les pouvoirs exécutifs (royaux puis impériaux) ont longtemps combattu et puni en France. Les mutuelles des années 1830 donnaient lieu à des persécutions parfois féroces: imaginez, des ouvriers qui s’organisent spontanément pour se prémunir contre les risques auxquels ils sont exposés! sans rien demander à personne, sans décision patronale, sans négociation collective!
Il a fallu attendre a Troisième République et une loi de 1871 pour les sociétés de secours mutuel, ancêtres des mutuelles de 45, puissent d’organiser librement c’est-à-dire sans surveillance de l’Etat.
Esprit mutualiste et paritarisme de gestion
Ce choix opéré en 1871 de libéraliser les mutuelles est un tournant majeur dans la compréhension de notre histoire sociale. Alors que la France autorisait les ouvriers à s’organiser librement pour se prémunir contre les risques sociaux, l’Allemagne impériale généralisait un système de sécurité sociale fondé sur une logique contributive encadrée par les employeurs.
Lorsque la France reconquiert l’Alsace-Moselle en 1918, elle constate que les deux pays ont fait des choix radicalement différents: un régime libre d’un côté, un régime autoritaire de l’autre. La Commission Grinda de 1923 soulignera l’intérêt du régime autoritaire: celui de mettre ensemble des patrons et des salariés dans la gestion d’un même système. C’était, pour certains députés de l’époque, la meilleure façon d’affaiblir la lutte des classes, en créant une unité d’intérêt entre des groupes antagonistes.
On ne dira jamais assez combien, dans sa quintessence philosophique, l’esprit mutualiste est incompatible avec la notion même de paritarisme de gestion.
La résistance de l’esprit mutualiste en France
Dès ce fameux rapport Grinda de 1923, les jours de l’esprit mutualiste français sont comptés. Durant l’entre-deux-guerres, la FNMF parvient à écarter le rapport Grinda et à préserver son modèle. Les lois sociales de 1928 puis de 1930 préservent le modèle mutualiste en créant des obligations de s’assurer (notamment sur la retraite) mais en laissant aux assurés le libre choix de leur assureur.
Mais le ver est dans le fruit: la haute fonction publique est fascinée par le modèle bismarckien qui permet de contrôler la classe ouvrière, et des gens comme Alexandre Parodi ou Pierre Laroque, conseillers d’Etat, n’auront de cesse de plaider pour l’abolition du modèle mutualiste et pour l’importation d’un modèle bismarckien renforcé. Ceux-là réussiront presque à convaincre Vichy en 1940 de réaliser cette opération. Ils obtiendront seulement la création de la CNAV et des CPAM.
Dès 1944, ces anciens des cabinets vichystes reviennent dans les bagages du général De Gaulle et font passer sans aucun débat les fameuses ordonnances qui mettent un terme au règne de la mutualité et ouvrent l’ère de la sécurité sociale. La FNMF paie alors sa proxximité avec Vichy et n’a d’autre choix que de se féliciter de cette dépossession brutale de son primat sur la protection sociale.
La course à la taille a étouffé l’esprit mutualiste
Pendant plusieurs décennies, un statu quo va s’installer, avec une domination de la sécurité sociale et un rôle complémentaire pour la mutualité et les organismes concurrents qui se créent.
Mais la financiarisation qui se fait jour dans les années 80 ne tarde pas à produire un puissant effet de souffle sur le modèle gaullien de 1944. Peu à peu, l’univers de l’assurance est projeté dans une course folle: d’un côté, les besoins de financement de la société française (et des autres pays occidentaux) ne cessent de s’accroître, et l’assurance apparaît comme une bonne candidate pour apporter les liquidités nécessaires, d’un autre côté, les exigences de rentabilité formulées par les créanciers sont telles que la course au rendement se transforme en marathon permanent.
La financiarisation est un virus agressif: elle n’a pas tardé à contaminer tous les secteurs de la société, y compris l’univers mutualiste, mis en difficulté par son modèle spécifique. L’absence de fonds propres a contraint les mutuelles les plus vivaces à se transformer en sociétés capitalistes déguisées. Elles n’ont pu échapper à cette fameuse course à la taille critique qui a progressivement balayé ou vidé de sens les plus petites structures et contraint les plus grosses à grossir toujours plus et toujours plus vite.
Quel est le point commun entre ces méga-mutuelles dirigées par une technostructure comme n’importe quelle société d’assurance “privée” et les mutuelles des premiers temps où les assurés s’organisaient spontanément? En dehors de l’appellation, on peinerait à retrouver dans les grandes mutuelles d’aujourd’hui l’esprit de libre initiative qui présidait à la création de leurs ancêtres.
D’une certaine façon, la financiarisation a créé un vrai dilemme pour l’esprit mutualiste.
Les vertus de l’esprit mutualiste
Si l’on admet l’hypothèse que la financiarisation est le champ du cygne pour un capitalisme post-industriel mourant, et si l’on admet l’hypothèse que la révolution numérique modifiera en profondeur (dans les trente prochaines années, qui seront passionnantes à vivre) le paradigme même de nos économies, alors on reviendra à l’idée que l’esprit mutualiste n’avait pas que des défauts.
Au contraire même, tout laisse à penser que les années qui viennent s’appuieront fondamentalement sur un renouveau de cet esprit. Plus que jamais, en effet, nos sociétés remodelées par la possibilité de collaborer librement (et puissamment) dans un univers numérisé, combattront la verticalité, et valoriseront l’horizontalité des organisations, mais aussi les liens affinitaires librement nourris. Cette description-là correspond parfaitement à ce qui fut le mutualisme des années 1810: des individus qui se rapprochent librement les uns des autres, selon des règles affinitaires qui leur sont propres, et qui décident de s’organiser sans intermédiaire et en dehors de tout contrôle.
Nous sommes convaincus que, dans les années prochaines, l’hyper-financiarisation des assureurs au sens large, constituera un handicap majeur pour attirer les assurés. Progressivement, le public valorisera plus spontanément les structures à taille humaine, avec des gouvernances accessibles et démocratiques. Sur ce point, l’esprit mutualiste sera un atout. Mais probablement pas sous la forme qu’on lui connaît dans des structures qui ont atteint une taille critique conforme aux exigences de la financiarisation.
Le retour à la subversion
De notre point de vue, l’avenir de l’assurance passe par une érosion plus ou moins rapide des modèles hyper-financiarisés, et par un retour à la proximité et à la décision proche de l’adhérent. On aurait tort de limiter cette évolution à un problème de “métier”. L’assurance n’est pas seulement une technique. Elle est une façon, pour une société, d’organiser sa couverture contre les risques, et elle ne peut être dissociée de la conception politique de ses membres.
En ce sens, les revendications d’horizontalité qui fleurissent dans toutes les sociétés occidentales ne tarderont probablement pas à mettre en accusation et en difficulté les grandes organisations technocratiques de l’assurance qui confisquent le pouvoir à leurs financeurs et poursuivent leurs propres objectifs. La technostructure financière qui dirigent ces organisations risquent d’être rudement mise à l’épreuve.
Tout au fond est question d’amour et d’aversion pour la subversion. L’esprit mutualiste fut subversif. L’assurance d’aujourd’hui ne l’est plus. Et nous parions sur le fait que, dans les dix prochaines années, ce conformisme assurantiel nourrit par un entre-soi social constituera un handicap pour les organisations qui en sont productrices.