Cette tribune a notamment été diffusée sur le site du syndicat de salariés CFE-CGC.
Si tous les soirs nous applaudissons le travail du personnel soignant et de toutes les personnes qui continuent à occuper leurs emplois et assurent ainsi la continuité de nos vies quotidiennes, n’oublions pas que la majorité de ces emplois sont très féminisés. Ce sont les soignantes, infirmières (87 % de femmes) et aides-soignantes (91 % de femmes), mais aussi des aides à domicile et des aides ménagères (97 % de femmes), des agentes d’entretien (73 % de femmes), des caissières et des vendeuses (76 % de femmes), ce sont aussi des enseignantes (71 % de femmes).
Ces métiers sont différents. Ils exigent des niveaux de qualification et des diplômes différents, existent pour certains dans les secteurs privés et publics, mais ils sont tous marqués par cette féminisation, ce sont des « métiers de femmes », implicitement pour les femmes. Il s’agit d’éduquer, soigner, assister, nettoyer, conseiller, écouter, coordonner… bref, de faire appel à des « compétences présumées innées », si « naturelles » quand on est femme… Cette dévalorisation est l’un des facteurs expliquant les 26 % d’écarts salariaux entre les femmes et les hommes (« Comparer les emplois entre les femmes et les hommes. De nouvelles pistes vers l’égalité salariale », de Séverine Lemière et Rachel Silvera, La Documentation française, 2010).
Revaloriser les salaires des emplois féminisés est au cœur de travaux de chercheuses et chercheurs en sciences sociales et de revendications féministes et syndicales depuis plusieurs années ; nombre de rapports et guides ont été publiés (comme celui du Défenseur des droits ou du Conseil supérieur à l’égalité professionnelle). Ces travaux s’appuient sur le principe de l’égalité de salaire entre femmes et hommes pour un travail de valeur égale, posé la première fois par l’Organisation internationale du travail (OIT) lors de sa création, en 1919, au lendemain de la première guerre mondiale, comme un des principes fondamentaux pour assurer la paix : « Une paix durable et universelle ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale. »
Ce principe existe en France depuis plus de quarante ans : l’égalité salariale s’applique, certes, à travail égal, mais également pour un travail de valeur égale. Et la nuance est ici capitale. La loi sur l’égalité professionnelle de 1983 définit la notion de valeur égale et précise que « sont considérés comme ayant une valeur égale les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l’expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse ». Elle permet ainsi d’appliquer l’égalité salariale entre emplois différents mais considérés de même valeur. Et donc de comparer la valeur des emplois très féminisés avec celle d’autres emplois à prédominance masculine.
Moindre reconnaissance
Quand nous regardons précisément quelles sont les compétences et qualifications mises en œuvre dans les métiers féminisés, en nous demandant : quelles sont les connaissances professionnelles ? Quelles sont les capacités professionnelles, les responsabilités, les charges physiques et nerveuses de ces emplois ? Nous constatons alors trop souvent leur sous-valorisation.
Par exemple, les diplômes des métiers de service ne sont toujours pas valorisés comme ceux des secteurs techniques et industriels. Ou encore, les compétences relationnelles ne sont que très rarement considérées comme des compétences techniques et complexes. Elles sont assimilées à des qualités personnelles, niant ainsi les connaissances et l’expérience professionnelles pourtant indispensables.
Les responsabilités auprès de personnes malades et fragilisées ont bien souvent une moindre reconnaissance que les responsabilités budgétaires ou financières. Etre constamment interrompue ou effectuer une multitude de tâches différentes au sein d’un même métier n’est pas reconnu comme de la polyvalence professionnelle.
Soutenir – physiquement et psychiquement – un patient en fin de vie, apporter des soins à domicile sans équipements professionnels, ou encore passer des milliers d’articles par heure à une caisse, tout en maintenant un sourire commercial, représentent des formes de pénibilité et de charges physiques ou nerveuses, non reconnues pour ces emplois, et pourtant aujourd’hui si médiatisées !
Québec, Suisse, Portugal…
Le salaire des infirmières en France est l’un des plus bas de tous les pays développés : inférieur de 9 % au salaire moyen français, alors qu’en Allemagne une infirmière gagne 10 % de plus que le salaire moyen allemand, ou en Espagne, 28 % de plus (OCDE, données 2017).Depuis plusieurs années, des luttes de femmes mettent en évidence la valeur de leurs emplois ; tout récemment, les infirmières et aides-soignantes dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ont démontré à quel point leur travail est invisible, non reconnu et dégradé, dans un contexte de fortes restrictions budgétaires.
Le Québec a rendu obligatoire, depuis vingt ans, la comparaison d’emplois à prédominance féminine ou masculine, dans l’entreprise, en analysant le contenu du travail effectué, les responsabilités, la technicité, les compétences relationnelles et les exigences du travail. Cela a permis la revalorisation des salaires de certains emplois féminisés. Des expérimentations ont eu lieu également en Suisse, au Portugal, au Royaume-Uni… Qu’attendons-nous pour en faire autant ?
La crise que nous traversons doit pouvoir amorcer de nouveaux engagements par l’Etat, les branches professionnelles et les entreprises, pour revaloriser tous ces emplois à prédominance féminine. L’Etat se doit de donner l’exemple, en tant qu’employeur, en revalorisant immédiatement les emplois et carrières à prédominance féminine de la fonction publique. Il doit aussi s’engager en tant que financeur des secteurs sanitaires, sociaux, éducatifs et de la dépendance !
Que nos applaudissements, chaque soir, donnent enfin lieu à une réelle reconnaissance salariale de toutes ces professions, et pas à de simples primes Covid-19 !*
Liste des signataires :
Chercheurs : Séverine Lemière, économiste, université de Paris, réseau Mage ; Rachel Silvera, économiste, université de Paris-Nanterre, réseau Mage ; Florence Jany-Catrice, économiste, université de Lille ; Nathalie Lapeyre, sociologue, université Toulouse, réseau Mage ; Jacqueline Laufer, sociologue, HEC Paris, réseau Mage ; Margaret Maruani, sociologue, CNRS-CERLIS, réseau Mage ; Antoine Math, économiste, institut de recherches économiques et sociales – IRES ; Françoise Milewski, économiste, Sciences Po-OFCE, Presage ; Michel Miné, juriste, conservatoire national des arts et métiers (CNAM) ; Dominique Méda, sociologue, université Paris-Dauphine ; Pascale Molinier, psychosociologue, université Sorbonne-Paris-Nord ; Hélène Périvier, économiste, Sciences Po-OFCE, Presage ; Sophie Pochic, sociologue, CNRS-Centre Maurice-Halwachs, réseau Mage.
Représentants syndicaux :Laurent Berger, secrétaire général CFDT ; Béatrice Lestic, secrétaire nationale chargée de la politique d’égalité entre les femmes et les hommes CFDT ; François Hommeril, président CFE-CGC ; Mireille Dispot, secrétaire nationale chargée du secteur Egalité des chances CFE-CGC ; Pascale Coton, vice-présidente, chargée de l’égalité femmes-hommes CFTC ; Philippe Martinez, secrétaire général CGT ; Sophie Binet, pilote du collectif Femmes-mixité CGT ; Yves Veyrier, secrétaire général FO ; Béatrice Clicq, secrétaire confédérale du secteur égalité FO ; Benoît Teste, secrétaire général FSU ; Sigrid Gérardin, coresponsable secteur Femmes FSU ; Cécile Gondard-Lalane, porte-parole Union syndicale Solidaires ; Eric Beynel, porte-parole Union syndicale Solidaires ; Emilie Trigo, secrétaire nationale UNSA ; Alain Parisot, secrétaire national UNSA Fonction publique