Cette publication provient du site du syndicat de salariés CFDT.
Voilà une décision qui pourrait bien en refroidir plus d’un ! Avec la crise sanitaire, nombreux sont les salariés qui ont envisagé quitter la ville pour se mettre au vert. Certains ont même franchi le pas.
Si les salariés sont en principe libres d’établir leur lieu de domicile où ils le souhaitent, la cour d’appel de Versailles vient de rendre une décision qui pourrait remettre en question cette liberté lorsqu’elle n’est pas compatible avec la préservation de la santé et de la sécurité du salarié…
CA Versailles, 10.03.22/n°20/02208.
Les faits
Voilà 3 ans qu’il travaille en qualité de responsable technique en région parisienne, lorsque le salarié décide de déménager dans le Morbihan, à plus de 400 km de là.
Précisons d’emblée que son contrat de travail ne contient aucune clause le contraignant à résider dans un endroit plus que dans un autre… Pourtant, son employeur va lui reprocher d’avoir déménagé au regard des contraintes supplémentaires de trajet qu’induit son nouveau domicile. Il lui faut en effet désormais compter entre 3h30 et 4h30 de transport pour rallier la région parisienne, y compris lorsqu’il s’agit de déplacements professionnels, qui l’obligent de la même manière à rejoindre les aéroports franciliens.
Selon lui, cette distance excessive est incompatible avec son obligation de sécurité, et c’est précisément afin de « garantir sa sécurité », qu’il demande au salarié de rétablir son domicile en région parisienne. Celui-ci refuse et se fait licencier…
Qu’est-ce que l’obligation de santé et de sécurité ?
La loi oblige l’employeur à préserver la santé physique et mentale et la sécurité des travailleurs. A cette fin, l’employeur doit prendre un certain nombre de mesures qui se traduisent par des actions de prévention, d’information et de formation, mais aussi par une évaluation des risques professionnels (1). Cette obligation est essentielle, et l’employeur qui ne la respecte pas s’expose à de lourdes conséquences : sanctions civiles, pénales et/ou administratives !
Attention ! La loi oblige également chaque travailleur à prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité, ainsi que de celles des autres personnes concernées par ses actes ou ses omissions au travail (2).
Pour le salarié, une atteinte à la liberté de choix de son domicile
Le salarié conteste et saisit le conseil de prud’hommes. Pour lui, ce licenciement constitue une atteinte au principe du libre choix de son domicile personnel et familial. Il explique aussi que son contrat de travail ne contient aucune clause concernant son domicile, qu’il ne passait déjà que 17% de son temps au siège de l’entreprise, qu’il a conservé un pied-à-terre en région parisienne en cas de besoin, qu’il n’a jamais été en retard et qu’il assume même tous les frais générés par son changement de domicile…
Malheureusement? ces arguments ne suffiront pas à convaincre les juges du fond, qui valident son licenciement. Le salarié fait appel.
Au nom de la protection de sa santé et de sa sécurité, un employeur peut-il licencier un salarié pour avoir déménagé dans une autre région ?
Une distance excessive peut justifier un licenciement au titre de la protection de la santé du salarié
La cour d’appel est très claire : la faute reprochée au salarié est établie, et son licenciement fondé…
Elle considère que l’employeur peut s’opposer à cette distance jugée excessive compte tenu :
– de l’obligation de sécurité qui lui incombe à lui ainsi qu’au salarié ;
– des dispositions relatives au forfait jours (auxquelles était soumis notre salarié), obligeant l’employeur à veiller au repos quotidien du salarié et à l’équilibre de sa vie professionnelle/vie privée.
Elle relève d’ailleurs que le salarié avait lui-même demandé son rattachement à une agence bretonne en invoquant la fatigue générée par les trajets.
Pour finir, elle n’y voit aucune atteinte disproportionnée au libre choix du domicile personnel et familial, au regard de cette obligation essentielle de préservation de la santé et de la sécurité du salarié.
Bref, elle valide le licenciement…
Quelle est la portée de cette décision ?
Si elle semble sévère, rappelons d’abord qu’il ne s’agit « que » d’une décision de cour d’appel, qui ne présume en rien de la manière dont la Cour de cassation pourrait trancher un tel litige.
D’une manière générale, la Cour de cassation protège plutôt efficacement la liberté de choix de son domicile par le salarié, tout comme elle se montre peu favorable aux clauses de résidence qui obligent le salarié à fixer son domicile sur son lieu de travail ou à proximité. En réalité, elle n’admet de restriction à cette liberté de domicile que lorsqu’elle est indispensable à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise et proportionnée, compte tenu de l’emploi occupé et du travail demandé, au but recherché (3).
Le libre choix du domicile personnel et familial est un droit fondamental résultant de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, mais aussi de l’article 9 du Code civil : « Chacun a droit au respect de sa vie privée. […] ».
On peut espérer que dans notre affaire, les Hauts magistrats éventuellement amenés à se prononcer, fassent là aussi preuve de prudence en défendant fermement ce droit fondamental…
Liberté de choix de domicile versus préservation de la santé et de la sécurité des salariés ?
Jusqu’ici, les juges ne s’étaient encore jamais fondés sur la protection de la santé et de la sécurité des salariés pour justifier une atteinte à la liberté de choix du domicile. Ce faisant, la cour d’appel de Versailles a donc semé le trouble … Car, plus encore avec la crise sanitaire, on sait combien l’obligation de santé et de sécurité est centrale pour l’employeur. Il ne reste donc plus qu’à attendre une éventuelle décision de la Cour de cassation…
(1) Art. L.4121-1 C.trav.
(2) Art. L.4122-1 C.trav.
(3) Art. L.1121-1 C.trav. ; ne justifient pas une atteinte à la liberté de choisir son domicile : la seule nécessité d’une bonne intégration du salarié dans l’environnement local de l’entreprise (Cass.soc.12.07.05, n°04-13342), le fait que l’assureur refuse d’assurer le logement où le salarié doit entreposer les objets de valeur qu’il est chargé de vendre (Cass.soc.23.09.09, n°08-40434) ; voir aussi : Cass.soc.28.02.12, n°10-18308.