Cet article est initialement paru sur le site de la CFDT.
Quand s’achève la mise en relation entre un prestataire et un client et quand commence la subordination juridique qui caractérise l’existence d’un contrat de travail ? C’est la question qui monte parallèlement à l’émergence des nouvelles plateformes digitales de mise en relation de type Uber. Une question qui aboutira inévitablement devant les tribunaux et la réponse qu’ils vont apporter est loin d’être évidente.
Uber, société basée en Californie, dont le modèle s’est implanté en France, est une entreprise qui permet la mise en contact d’utilisateurs avec des conducteurs réalisant des services de transport. Par extension, le nom de cette société a engendré le néologisme « ubérisation » qui s’applique à d’autres types services (hébergement, restauration) et désigne le processus par lequel des personnes « non professionnelles » proposent leurs services via des plateformes digitales.
Ces opérateurs et plateformes de mise en relation ont accéléré l’émergence de formes d’emploi non salarié (indépendants sous statut d’autoentrepreneur ou de micro-entrepreneur la plupart du temps). Des indépendants qui assurent ces prestations de service, tantôt à titre principal, tantôt en parallèle d’une autre activité, comme un revenu de complément.
Au-delà de l’aspect concurrence déloyale dénoncé par les taxis et autres professionnels du transport de personnes (qui sont à l’origine de plusieurs contentieux judiciaires et d’une question prioritaire de constitutionnalité à ce sujet) se posent également des questions en matière de droit du travail.
Le conseil de prud’hommes de Paris aurait été saisi récemment d’une demande de requalification de contrat de mission d’un chauffeur Uber en Contrat de travail sur le fondement de l’article L1251-41 du Code du travail.
- Quelle est la nature du contrat entre plateforme et chauffeurs?
Formellement, les contrats qui lient Uber et les chauffeurs mis en relation avec les clients sont dénommés « contrats de partenariat ». S’agit-il d’une simple plateforme d’intermédiation, comme l’affirme la société californienne, ou au contraire un véritable employeur titulaire du pouvoir de direction et de sanction comme l’affirment les chauffeurs ?
Aux états unis, un début de réponse a été apporté par la commission du travail de l’État de Californie, qui a reconnu à une ancienne conductrice le statut d’employée et non de travailleur indépendant.
La société de VTC a rappelé qu’elle n’exerçait aucun contrôle sur son activité et réaffirmé son statut de simple plateforme technologique de mise en relation entre clients et chauffeurs, qu’elle considère comme des sous-traitants.
Pour la commission, Uber n’est pas la « plateforme neutre d’un point de vue technologique » car elle impose les règles à respecter pour devenir chauffeur et mène des enquêtes sur les candidats, elle décide de leur renvoi éventuel si leur évaluation s’avère trop faible. L’entreprise désactive également l’application pour les chauffeurs qui n’ont pas travaillé pendant 180 jours. Des éléments qui ont fait dire au juge qu’il existait bien un lien « d’employé à employeur » entre les deux parties.
En septembre 2015, un juge de San Francisco a également donné son feu vert à une action de groupe (class action) concernant le statut des chauffeurs du service de voitures de tourisme avec chauffeurs. Le fond de l’affaire n’est pas encore tranché.
- Quid des chauffeurs Uber en France ?
En droit français, la solution n’a pas encore été dégagée pour le cas spécifique des chauffeurs Uber. Cependant, la Cour de cassation a déjà eu à connaître des cas similaires, et a pu reconnaître un « état de subordination » chez des chauffeurs par rapport à leur plateforme de taxis qui leur imposaient des conditions d’exécution strictes (1)
Pour la Cour de cassation, seules comptent les conditions réelles dans lesquelles la prestation est exécutée. Peu importe que le contrat passé ait une nature commerciale, il est toujours possible de rétablir l’existence d’un contrat de travail en prouvant la subordination juridique.
- Appréciation, in concreto, de la subordination juridique
La dénomination donnée par les parties à leur contrat (par exemple contrats de louage de services ou d’industrie) est inopérante si le juge estime que les critères du contrat de travail sont réunis (critères fixés par la jurisprudence et non par le Code du travail).
Ces critères du contrat de travail sont au nombre de trois :
– un travail pour autrui, – en contrepartie d’une rémunération, – l’existence d’un lien de subordination entre les parties.
Les deux premiers critères sont systématiquement remplis dans ce genre de cas. En effet, il s’agit toujours d’un service rendu ou d’un travail fait pour un donneur d’ordre, en contrepartie d’une rémunération. Ce qui signifie que le critère réellement déterminant pour voir appliquer le droit du travail à la relation contractuelle sera la preuve d’un lien de subordination effective.
Le lien de subordination repose sur un « faisceau d’indices » qui sera recherché par le juge, par exemple :
– la marge de manœuvre dont dispose le travailleur dans l’accomplissement de sa tâche ou encore l’organisation de ses fonctions – le pouvoir de contrôle dans l’accomplissement de la tâche; – éventuelle sanction en cas de réalisation non-conforme; – l’environnement dans lequel se réalise la prestation (horaires, règlement intérieur, gestion des absences, etc.) la jurisprudence évoque la notion de « service organisé »; – l’utilisation des outils, du matériel ou des locaux de l’entreprise cliente; – le fait d’avoir pour seul client l’entreprise dont il était auparavant le salarié (cas des salariés licenciés économiques qui reviennent travailler sous statut d’autoentrepreneur).
S’il constate une situation avérée de salariat déguisé, le juge pourra requalifier la relation en contrat de travail et condamner l’employeur pour dissimulation d’emploi salarié.
Concernant les plateformes type Uber, le juge aura donc à examiner le faisceau d’indices permettant d’établir, ou non, le lien de subordination et à lever le flou juridique. À moins que les réformes à venir sur le front du Code du travail ou du numérique ne soient l’occasion de régler la question et (espérons-le) de sécuriser le statut de ces indépendants économiquement dépendants.
(1) Cass. soc. 19.12.00, n°98-40575