Dans le flot de raisons qui expliquent la montée du Front National, l’une d’elle est régulièrement passée sous silence: le FN a développé une vision du “care”, une conception sociale protectrice, qui lui attire de nombreux soutiens dans les milieux populaires. Cette dimension, dénoncée par ses détracteurs comme “racistes” car fondée sur la préférence nationale, mérite pourtant d’être analysée avec attention, dans la mesure où elle est au coeur d’une manifeste rencontre entre ce parti d’extrême droite et une part importante des milieux populaires.
L’Etat et le “care”
L’une des principales caractéristiques du FN est de défendre une vision de la société où l’Etat est en charge du care. A la différence des partis d’extrême gauche où l’Etat joue le rôle de producteur, pour le FN, son rôle est d’abord articulé autour d’une sorte de conception du bonheur, où la protection des citoyens contre les “gros” est centrale. Cette protection se déploie face à l’Europe, face aux intérêts financiers, face à la cupidité des grandes entreprises. L’enjeu repose moins sur la méthode à suivre (la nationalisation, l’étatisation ou la taxation du capital) que sur des objectifs à atteindre: garantir un niveau de vie, une sécurité matérielle et sociale, qui font feu de tout bois sans forcément s’appuyer sur une vision idéologique du monde.
Très régulièrement, cette approche n’est pas prise au sérieux et volontiers vilipendée comme n’étant qu’un prétexte à développer le discours affinitaire des “Français d’abord”. Cette perception est probablement faussée, voire fautive: le succès du FN dans les milieux populaires tient largement à cette adresse sociale qui n’est pas sans rappeler “la gauche du travail, la droite des valeurs” en vogue dans certains milieux d’extrême droite.
Le care contre la régulation
Lorsque Pierre Gattaz s’est livré à une charge en règle contre le programme du Front National, il a dit tout haut ce que Laurence Parisot avant lui n’avait pas osé écrire crument: le programme du FN percute les intérêts capitalistiques en France. En levant le tabou, Pierre Gattaz a d’ailleurs apporté, à sa manière, sa pierre au raz-de-marée électoral de dimanche.
Qu’a dit en effet Pierre Gattaz dans la presse? que le programme du Front National est socialement protecteur et qu’il coûtera cher en termes de compétitivité. Cette évidence, proclamée haut et fort, souligne bien le poids du “care” dans le programme de Marine Le Pen. De façon plus ou moins sincère d’ailleurs, son enjeu consiste bien à redonner au tissu sociétal français une dimension de cohésion mise à mal par les politiques d’austérité menées depuis plusieurs années.
C’est probablement la grande leçon à retenir des résultats de dimanche: les partis politiques traditionnels ne s’intéressent pas assez aux dégâts de la remise à l’équilibre des finances publiques et aux dommages collatéraux produits par la crise de 2008. En développant des propositions concrètes sur ces points, le FN réinvestit un champ plus ou moins abandonné par ses concurrents.
Le care affinitaire
Pour répondre au reproche formulé sur le manque de réalisme économique de ses propositions, le FN a coutume d’opposer un contre-argument: il réservera ses dépenses sociales aux “Français”, autour d’une logique de préférence nationale. En réalité, les contours de cette préférence sont extrêmement flous et ne manqueront pas de soulever de nombreuses questions juridiques qui en pervertiront le sens. Mais l’essentiel du discours frontiste n’est pas là. Il ne porte pas sur les détails de sa réalisation. Son essence est de poser un principe générique: là où l’Etat de droit pose des règles universelles, le FN veut proclamer un droit affinitaire, un droit à la préférence. Les règles peuvent changer selon la proximité des individus avec un corpus spécifique de valeurs ou de critères.
Le “care affinitaire” est souvent stigmatisé au nom du racisme ou de la xénophobie par l’ensemble des défenseurs de la pensée critique. Ceux-là ne prennent pas forcément le temps de discerner l’originalité politique du discours frontiste. Dans un monde où les jeunes (notamment) s’identifient de plus en plus à une “tribu”, dans un contexte où l’identité sociale se rattache de plus en plus à des expressions affinitaires volontiers déployées dans les réseaux sociaux, le FN propose une traduction politique à ce tribalisme: la communauté doit protéger ses propres membres avant de protéger les autres.
Si cette conception affinitaire du champ social est en rupture majeure avec la conception universaliste de la citoyenneté, elle présente la particularité d’être en “phase” avec la pensée émergente dans la jeunesse. C’est donc sans surprise que 35% des moins de 24 ans votent Front National.