Cette publication provient du site du syndicat de salariés CFDT.
A d’évidentes fins de limitation en volume des contentieux prud’homaux, les délais de prescription applicables en matière de contestation de la cause réelle et sérieuse de licenciement se sont trouvés de plus en plus réduits. Initialement fixés à 30 ans, ils sont passés à 5 ans en 2008, à 2 ans en 2013, puis enfin à 1 an en 2017… En 14 ans, le temps alloué aux salariés pour agir a ainsi été divisé par 30 : vertigineux… D’autant plus qu’une réduction à 6 mois a même été envisagée à l’orée du premier quinquennat Macron ! Jusqu’où le législateur osera-t-il aller ? A partir de quand sera-t-il possible de considérer que le « droit d’accès aux tribunaux » tel que reconnu par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CESDHLF) aura été mise à mal ?
C’est à cette délicate question qu’un récent arrêt de la Cour de cassation a commencé de répondre en considérant que, dans le dossier qui lui était soumis, la réduction des délais de prescription ne contrevenait pas au droit d’agir en justice. Mais attention ! Le contrôle de conventionnalité a ici été opéré sur la version ancienne d’un texte qui fixait encore le délai de prescription à 2 ans. Alors que, depuis, la situation législative s’est encore bien dégradée, puisque dans sa version actuelle, ce délai a été ramené à 1 an. Dans un futur proche, un nouveau contrôle de conventionnalité pourrait donc bien trouver à s’opérer, sur notre droit positif cette fois. Et rien ne dit que la solution sera nécessairement identique…Cass.soc. 20.04.22, n° 19-17.614, publié au Bulletin.
Prescription. Le 21 novembre 2011, un cadre de la société Intermarché, administrateur financier de gestion de profession, est licencié pour motif économique sans qu’il n’envisage dans la foulée de saisir le conseil de prud’hommes. Mais près de 3 années plus tard, en octobre 2014 : coup de tonnerre ! Divers conseils de prud’hommes rendent des jugements portant condamnation de la société Intermarché pour licenciement sans cause réelle et sérieuse au bénéfice de certains de ses compagnons d’infortune, eux-mêmes licenciés économiques dans le cadre de la même procédure. L’information finit par arriver aux oreilles de notre salarié… et par le troubler. On peut alors imaginer la question qu’il a dû se poser : « Pourquoi pas moi ? ».
Et c’est ainsi que 3 ans et demi environ après avoir été licencié, il décide enfin de se tourner vers le conseil de prud’hommes afin de contester à son tour le bien-fondé de son licenciement et requérir la condamnation de son ex-employeur pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Nous sommes alors le 24 juin 2015.
Trop tard selon les juges du fond qui, conseil de prud’hommes et cour d’appel à l’unisson, débouteront notre salarié de son action en la considérant comme définitivement « prescrite ». Pas découragé pour autant par ces deux échecs successifs, il décide en dernier recours de se pourvoir en cassation. Mais rien n’y fera puisqu’in fine son pourvoi sera également rejeté.
Nous l’aurons compris, ce n’est pas la question relative à l’existence (ou non) d’une cause réelle et sérieuse de licencier qui nous occupera ici mais celle, préalable à tout débat de fond, de la temporalité de l’action. Question que nous pourrions synthétiser comme suit : au moment où il a saisi le conseil de prud’hommes, le salarié était-il encore fondé à agir en justice ?
Le droit mobilisable à l’époque des faits
Depuis 2008(1), la mise en œuvre de règles civilistes toujours en vigueur aujourd’hui faisait que le salarié licencié disposait de 5 années pour agir devant le conseil de prud’hommes en contestation de la cause réelle et sérieuse ; 5 années « à compter du jour où » il avait « connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer » ses droits(2). Mais cette prescription quinquennale de droit commun allait bientôt devoir céder le pas à des règles moins favorables, spécifiques à ce type de contentieux.
Le 17 juin 2013(3) en effet, un nouvel article L. 1471-1 est inséré au Code du travail, précisant que « toute action portant sur l’exécution ou la rupture du contrat de travail se prescrit par 2 ans à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit »(4).
Cette notoire évolution a été assortie d’une période transitoire pendant laquelle ces dispositions devaient elles-mêmes s’appliquer« aux prescriptions en cours à compter de la date de promulgation de la présente loi, sans que la durée totale de la prescription puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure »(5).
Du droit aux faits
Au jour de son licenciement, le 21 novembre 2011, les perspectives contentieuses semblaient donc être relativement dégagées pour notre salarié : 5 années pleines et entières pour envisager de judiciairement contester (ou pas) la cause de son licenciement. Concrètement, il avait donc, au bas mot, jusqu’au 21 novembre 2016 pour agir… Le temps de réfléchir et de se retourner !
Oui mais voilà, toute réalité, fût-elle juridique, n’est jamais immuable !
Et c’est ainsi qu’en l’espèce, les 5 années « de crédit » dont disposait initialement notre salarié se sont mises à fondre comme neige au soleil ! Car entre le 21 novembre 2011 et le 21 novembre 2016, la loi du 17 juin 2013 est venue très sensiblement raccourcir le délai de prescription, en le faisant passer de 5 à 2 ans et en rendant ce raccourcissement applicable – à la date de promulgation de la loi nouvelle – aux prescriptions en cours « sans que la durée totale de la prescription puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure ».
Au 17 juin 2013, il ne restait donc plus au salarié que 2 années pour agir avant de se trouver rattrapé par la prescription. Celle-ci n’advenant donc plus le 21 novembre 2016, comme initialement prévu, mais presque une année et demie plus tôt : le 17 juin 2015.
Et ce raccourcissement du délai de prescription sera finalement fatal à notre salarié, puisqu’il ne saisira le conseil de prud’hommes que le 24 juin 2015, soit 7 petits jours après la deadline !
De quoi s’en mordre les doigts…
Les juges du fond en tireront froidement les conséquences en déboutant le salarié de l’entièreté de ses demandes. Solution qui, de prime abord, pouvait sembler aussi logique que cruelle, mais qui ne s’en trouvera pas moins frappée d’un pourvoi en cassation solidement charpenté.
Controverses juridiques
Le pourvoi formé par le salarié s’articulera autour de deux principaux arguments : l’un arguant de l’inconventionnalité de l’article L. 1471-1 du Code du travail et l’autre faisant valoir que le délai de prescription n’aurait pas dû commencer à courir à compter de la notification du licenciement, mais plus tard, à compter du jour où le salarié avait effectivement eu connaissance des faits lui permettant d’agir en justice.
- La conventionnalité de l’article L. 1471-1 du Code du travail en question
La réduction de plus de moitié du délai jusqu’alors applicable aux salariés pour agir en justice en contestation de leur licenciement était loin d’être anodine… Elle limitait même très sévèrement leur capacité à agir en justice de manière effective. Cela n’était-il pas attentatoire aux engagements internationaux de la France ? Et plus précisément aux dispositions visées à l’article 6 paragraphe 1er de la CESDHLF, selon lesquelles « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial (…) ».
– Oui pour la partie salariée, qui voyait là « une restriction disproportionnée au droit d’accès à un tribunal » et demandait en conséquence que les dispositions figurant à l’article L. 1471-1 du Code du travail soient écartées.
– Non pour les juges du fond, approuvés en cela par les juges du droit, qui considéreront in fine que cette réduction du délai de prescription ne méconnaissait pas les exigences portées par le texte européen dans le sens où « le délai biennal » avait « pour finalité de garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions du salarié dûment informé des voies et délais de recours qui lui sont ouverts devant la juridiction prud’homale ».
L’arrêt ici commenté est donc un arrêt de rejet, qui vient en droit interne mettre un point final à cette affaire. Point final à cette affaire, mais pas nécessairement point final à la question posée ! Car on peut légitimement se demander si la position de la Cour de cassation serait encore tenable en l’état actuel du droit.
Car, disons-le, ce n’est qu’une version ancienne de l’article L. 1471-1 du Code du travail (applicable à l’époque des faits) que la Cour de cassation a jugée conforme aux engagements internationaux de la France. Et dans cette version, le délai de prescription était de 2 ans. Or, depuis le 22 septembre 2017(6), il n’est plus que d’1 an. Etant précisé que le gouvernement d’alors avait clairement envisagé de le faire passer à 6 mois (!) avant de finalement abandonner l’idée face à la farouche opposition de la CFDT(7).
On peut donc légitimement se poser la question de savoir jusqu’à quel niveau le législateur peut réduire les délais de prescription sans que soit mis à mal le droit de tout justiciable de voir « sa cause entendue (…) par un tribunal indépendant et impartial » …
Ainsi, après avoir parcouru cet arrêt rendu il y a seulement quelques semaines, nous sommes en droit de nous demander si le résultat aurait été le même avec la version actuelle de l’article L. 1471-1 du Code du travail. Et notamment son alinéa 2, qui précise désormais que « toute action portant sur la rupture du contrat de travail se prescrit par 12 mois à compter de la notification de la rupture ».
Pour la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) en effet :
– si le droit d’accès aux tribunaux « n’est pas absolu » et qu’ « il peut donner lieu » de la part des Etats « à des limitations », celles-ci ne doivent cependant pas conduire à restreindre « l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même ». De même que ces limitations doivent nécessairement « poursuivre un but légitime » et qu’il doit exister « un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé »(8) ;
– parmi ces limitations au droit d’accès aux tribunaux, figurent les délais légaux de prescription qui peuvent notamment avoir pour finalité de « garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions »(9).
Or, la réduction à 1 an seulement des délais de prescription telle que nous la connaissons aujourd’hui en matière de contestation du licenciement ne doit-elle pas être considérée comme susceptible d’atteindre « dans sa substance même » le droit d’accès du salarié au tribunal ? L’approche de la Cour de cassation serait-elle la même que pour des délais à 2 ans ?
Gageons qu’une affaire plus récente sera bientôt en mesure de nous éclairer sur ce point.
Et en attendant, gardons l’espoir d’une reconnaissance à venir de l’inconventionnalité de la version actuelle de l’article L. 1471-1 du Code du travail.
- Le point de départ du délai de prescription en question
Nous traiterons bien plus rapidement de ce second argument. D’abord parce qu’au vu de l’évolution des textes, il ne pourrait techniquement plus être mobilisé aujourd’hui. Ensuite parce que la Cour de cassation n’a pas jugé nécessaire de statuer dessus, estimant qu’il n’était « manifestement pas de nature à entraîner la cassation ».
En synthèse, l’idée développée par la partie salariée était la suivante. En l’espèce, le salarié a eu tardivement connaissance de condamnations prud’homales prononcées à l’encontre de l’employeur pour licenciement sans cause réelle et sérieuse vis-à-vis d’autres salariés ayant été licenciés économiques dans le cadre de la même procédure. Or l’article L. 1471-1 du Code du travail était à l’époque des faits ainsi libellé : « Toute action portant sur l’exécution ou la rupture du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit ». Ainsi était-il soutenu que « la connaissance des faits permettant » au salarié « d’exercer son droit » lui avait été apportée par l’écho de ces condamnations qui lui avaient fait prendre conscience de l’absence de cause réelle et sérieuse de l’ensemble des licenciements économiques prononcés par la société Intermarché.
L’argument n’était pas inintéressant. Mais il n’a pas été retenu. La procédure de licenciement avait bien été respectée, les représentants du personnel avaient été convenablement informés et consultés et le salarié, administrateur financier de gestion de profession, était bien placé pour comprendre la situation de l’entreprise. C’est sur la base de ces considérations que les juges du fond l’avaient d’emblée rejeté.
Mais qui plus est, cet argument ne pourrait plus aujourd’hui être porté devant un conseil de prud’hommes puisqu’en matière de rupture du contrat de travail, l’article L. 1471-1 du Code du travail ne fait aujourd’hui plus partir le délai de prescription « à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit », mais de manière beaucoup moins souple « à compter de la notification de la rupture »(10).
(1) Loi n° 2008-561 du 17.06.08 portant réforme de la prescription en matière civile.
(2) Art. 2224 C.civ. : « Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».
(3) Loi n° 2013-504 du 14.06.13 relative à la sécurisation de l’emploi.
(4) Art. L.1471-1 C.trav.
(5) Art. 21 V de la loi n° 2013-504 du 14.06.13.
(6) Ord. n° 2017-1387 du 22.09.17 relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail.
(7) Cf. Les ordonnances commentées par la CFDT (28.02.18), ordonnance 3, page 6 : « Il a été envisagé, jusque tard dans les concertations, de faire passer le délai de saisine des conseils de prud’hommes à six mois. Cela aurait été un véritable scandale. Nous savons que le délai moyen de recours des adhérents CFDT, lesquels sont plus formés et particulièrement accompagnés, est de 17 mois. Sous la pression de la CFDT, le délai a été, in fine, ramené à 12 mois ».
(8) CEDH, Edificaciones March Gallego SA c/ Espagne, 19.02.98, n° 28028/95, paragraphe 34.
(9) CEDH, Stubbings et autres c./ Royaume-Uni, 22.10.96, n° 22083/93 et 22095/93, paragraphes 51-52.
(10) Art.L.1471-1 al. 2 C.trav. dans sa version actuelle.