Cet article a été initialement publié sur le site du syndicat : FO
L’analyse de la loi Travail sur la question du principe de faveur (article 2 du projet de loi) en regard de la situation actuelle, qui résulte de la loi de 2004 et d’un accord interprofessionnel de 2001, montre en quoi elle constitue une rupture majeure. Un rapport commandité par la DARES en 2008, sur l’évolution des accords dérogatoires révèle aussi nettement les réelles intentions que recouvre la loi Travail aujourd’hui. Le processus d’élaboration de la loi comme son contenu vont enfin à l’encontre de la négociation libre et volontaire établie comme principe fondamental de la liberté syndicale par l’OIT.
Les thuriféraires de la loi Travail, du gouvernement et de sa ministre en charge du Travail à son soutien syndical (la CFDT est de plus en plus isolée de ce côté), ne cessent de plaider le renforcement du « dialogue social et [du] rôle des partenaires sociaux », la « place inédite accordée aux partenaires sociaux », le « choix de la régulation par le dialogue social », ou encore la « place prépondérante » donnée à la négociation collective. Il s’agirait de donner de « nouvelles souplesses, par accord d’entreprise majoritaire, pour organiser le temps de travail au plus près du terrain » et il n’y aurait « pas non plus inversion de la hiérarchie des normes » (discours de la Ministre Myriam El Khomri prononcé devant la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale le 29 mars 2016 et répété depuis à satiété).
Que FO, dont la négociation collective fait partie de l’ADN, comme l’a encore rappelé son secrétaire général, soit opposée aussi nettement à ce projet peut légitiment susciter des questions pour qui s’en tient aux assauts d’attention portée au dialogue social, à la négociation collective et à ses acteurs (les « partenaires sociaux » que nous avons plutôt coutume, pour ce qui nous concerne, d’appeler « interlocuteurs »).
Le principe de faveur dans le code du travail
Le principe de faveur prédomine aujourd’hui, mais il n’a rien de rigide quant à la dynamique et à l’articulation de la négociation collective.
En premier lieu, la ministre a dû elle-même le reconnaître, la dynamique de négociation au niveau de l’entreprise n’est pas entravée par l’articulation actuelle des différents niveaux de la négociation d’entreprise : le dernier rapport de la Commission nationale de la négociation collective fait état de plus de 36 000 accords d’entreprises conclus en 2014.
Ensuite, si « une convention ou un accord [ne peut] déroger aux dispositions qui revêtent un caractère d’ordre public » (Art. L2251-1), d’ores et déjà il « peut comporter des stipulations moins favorables aux salariés que celles qui leur sont applicables en vertu d’une convention ou d’un accord couvrant un champ territorial ou professionnel plus large, sauf si cette convention ou cet accord stipule expressément qu’on ne peut y déroger en tout ou partie. » (Art. L2252-1) Cette faculté ne s’applique cependant pas « en matière de salaires minima, de classifications, de garanties collectives complémentaires. »
La possibilité de déroger, au niveau de l’entreprise, aux dispositions prévues par un accord de branche existe donc déjà, y inclus donc en matière de temps de travail et donc d’heures supplémentaires qui sont les domaines ciblés dans un premier temps par la loi Travail.
Les niveaux de négociation et la liberté de négociation
Mais, contrairement à la loi Travail, élaborée par le gouvernement en s’affranchissant du respect de l’article L1 du code du travail, qui l’oblige à soumettre son projet à une négociation préalable entre les interlocuteurs sociaux, la loi qui a introduit cette ouverture en 2004 (loi n° 2004-391 du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social), transcrivait les dispositions de la « Position commune » [1] de l’accord interprofessionnel du 16 juillet 2001 « sur les voies et moyens de l’approfondissement de la négociation collective ». Autrement dit, elle s’appuyait sur une négociation préalable, bien qu’à l’époque l’article L1 du code du travail actuel n’existait pas et donc n’obligeait pas le gouvernement.
La situation actuelle
La différence est de taille. En effet en ouvrant la possibilité de déroger, les signataires de la position commune entendaient conserver la maîtrise sur ce qui devait conserver « un caractère normatif et impératif [car constitutif] de garanties minimales. »
Dans la mesure où les dispositions impératives devaient pour l’avenir être explicitement définies comme telles dans le cadre de l’accord de branche, les signataires avaient d’ailleurs prévu que la possibilité de déroger ne pourrait s’appliquer de façon rétroactive aux accords antérieurs.
Et de fait, la loi n’étant pas rétroactive, toutes les dispositions des accords de branche antérieurs, qui n’avaient pas mentionnés explicitement quelles normes étaient impératives – par exemple le taux de majoration des heures supplémentaires – demeurent d’application obligatoire, non dérogeables. Seul un avenant éventuel pourrait en décider autrement.
La loi Travail
La loi Travail conduira, par contre, à affranchir le niveau de l’entreprise de toute norme impérative indépendamment de la volonté des négociateurs au niveau de la branche. Ainsi, hors sur les dispositions d’ordre public, l’accord d’entreprise primera sur l’accord de branche pour toutes les dispositions relevant tant du champ de la négociation collective que du code du travail quand elles sont dites « supplétives ». Ce n’est qu’à défaut d’accord d’entreprise que les dispositions de la branche ou « supplétives » s’appliqueront. Cette inversion du principe de faveur, imposée par le législateur aux interlocuteurs sociaux, s’appliquera dans un premier temps au seul champ du temps de travail. Mais nul ne doute que le précédent sera utilisé pour l’élargir à tous les droits du travail.
Un frein à la négociation Au passage, cela aura sans doute un effet opposé à celui affiché du développement de la négociation d’entreprise. Les syndicats n’auront aucun à entrer dans une négociation qui pourrait conduire à établir des droits inférieurs aux dispositions supplétives. Mieux vaudra s’abstenir d’un accord, puisque ce sera la condition pour que ces dispositions supplétives s’appliquent (par exemple les majorations de 25% et 50% sur les heures supplémentaires) !
L’OIT et la négociation collective libre et volontaire
La situation actuelle
La loi de 2004, à la fois parce que respectant les termes d’un accord interprofessionnel et parce que, tout en ouvrant la possibilité d’accords dérogatoires, y compris par défaut de stipulation contraire dans l’accord de branche (ce qui oblige les négociateurs à être particulièrement attentifs), en laisse cependant la décision aux négociateurs de la branche. En cela elle est conforme aux principes de la liberté syndicale et de négociation collective établis par l’OIT (Organisation internationale du travail).
Ainsi, le paragraphe 988 du Recueil de décisions du Comité de la liberté syndicale de l’OIT, qui exprime la doctrine de l’OIT en la matière, dit précisément qu’ « en vertu du principe de négociation collective libre et volontaire énoncé à l’article 4 de la convention 98, la détermination du niveau de négociation collective devrait dépendre essentiellement de la volonté des parties et, par conséquent, ce niveau ne devrait pas être imposé en vertu de la législation, d’une décision de l’autorité administrative ou de la jurisprudence de l’autorité administrative du travail. »
La loi Travail
Là aussi, la loi Travail va, par contre, à l’encontre du principe de négociation collective libre et volontaire.
De ce point de vue, le Comité de la liberté syndicale a eu, récemment encore, à s’exprimer sur des situations analogues. Ainsi, dans son rapport n°365 (Novembre 2012) une plainte des syndicats de la Grèce invoquait « la décentralisation accrue de la négociation collective [faisant] partie des mesures proposées par la Troïka, afin de renforcer la compétitivité de l’économie grecque », décentralisation conduisant à suspendre « le principe de clause préférentielle en cas d’application simultanée d’un accord d’entreprise et d’une convention collective sectorielle. »
Les conclusions du comité, établies, il faut le rappeler, par consensus tripartite (gouvernements, employeurs et travailleurs représentés en son sein), et adoptées par le conseil d’administration, lui aussi tripartite, de l’OIT sont sans ambiguïté. Il exprimait en effet « sa préoccupation face à toutes ces mesures, dont l’effet conjugué peut sérieusement entraver les négociations à un niveau supérieur » et il soulignait « que la mise en place de procédures favorisant systématiquement la négociation décentralisée de dispositions dérogatoires dans un sens moins favorable que les dispositions de niveau supérieur peut conduire à déstabiliser globalement les mécanismes de négociation collective ainsi que les organisations d’employeurs et de travailleurs et constitue en ce sens un affaiblissement de la liberté syndicale et de la négociation collective à l’encontre des principes des conventions 87 et 98. »
La loi de 2004 et la dynamique et l’articulation de la négociation collective
Un document d’étude [2] réalisé par des enseignants chercheurs universitaires et un cabinet privé a procédé à « l’évaluation de la loi de 2004 sur la négociation d’accords dérogatoires dans les entreprises » pour le compte de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques et la Direction générale du travail (DARES)
Ne pouvant penser que cette étude était ignorée des auteurs de la loi Travail, il faut sans doute y voir au contraire les raisons de ce projet.
La crainte d’un bouleversement d’ampleur
En effet, les arguments affichés aujourd’hui semblent similaires aux objectifs exprimés par les auteurs de la loi de 2004 qui entendaient « instituer de nouvelles marges d’autonomie dans les rapports entre les accords d’entreprise et les accords de branches ou interprofessionnels » le ministre du Travail de l’époque, nous dit l’étude, affirmant vouloir conférer une « place renforcée » à la négociation d’entreprise.
L’évolution qu’engendrait la loi de 2004 était telle que déjà, souligne l’étude, les spécialistes du droit de la négociation craignaient que ce « bouleversement de grande ampleur », dont les modalités « révolutionnent le droit de la négociation collective », ne se traduise par une « dislocation de la totalité de l’édifice conventionnel » dans la mesure où la loi consacrait une « logique de supplétivité très favorable au primat de l’accord d’entreprise ». La réforme était, selon ces mêmes citations, « de nature à faciliter la détérioration des conditions de travail et la fragmentation du statut professionnel des salariés appartenant à une même branche. »
La situation actuelle
Pour autant « la révolution annoncée » n’a pas eu lieu. Constatant que « 20 % seulement des accords de branche signés depuis l’entrée en vigueur de la loi laissent une possibilité de conclure des accords d’entreprise moins favorables aux salariés », l’étude conclut que « les partenaires sociaux restent globalement attachés à conserver une portée impérative à la norme de branche. »
D’une part, « on ne voit pas, souligne l’étude, sauf cas de négociation « dos au mur », ce qui pourrait amener un représentant syndical à signer un accord qui ne serait fait que de dispositions moins favorables que les accords de branche ». Et elle constate que les négociateurs syndicaux se sont plutôt « placés dans la perspective de ne pas signer un accord de branche s’il ne prévoit pas une clause générale d’interdiction de déroger. »
Mais, d’autre part, du côté employeur, les DRH pouvaient craindre de « déstabiliser le dialogue social pour des gains limités et incertains », l’un d’entre eux estimant que « faire passer des dispositions dérogatoires […] aurait des conséquences très négatives », conduisant « à des conflits » et favorisant « encore davantage la culture d’opposition alors que le DRH recherche à l’inverse à construire une culture de négociation dans l’entreprise ce qui suppose une confiance réciproque. » La « méfiance des employeurs à l’égard de la faible sécurité juridique offerte par la norme dérogatoire » explique aussi leurs réticences.
La loi Travail
On pourrait penser que la même prudence, de part et d’autres, conduira à ce que les interlocuteurs sociaux ne fassent pas usage de l’inversion du principe de faveur ouverte par la loi Travail.
Mais la situation est aujourd’hui très différente.
Dos au mur
Cela tient en particulier aux effets de la crise économique grave à laquelle nous sommes confrontés depuis 2008 et à l’explosion du chômage due notamment à la course à la compétitivité exercée sur le coût du travail. L’étude notait d’ailleurs déjà en 2008 que « la négociation d’entreprise ne se développe plus qu’en réponse au problème de pertes d’emploi, les employeurs se servant de l’outil négociation pour revoir à la baisse certains avantages. »
Or, depuis, les « cas de négociation dos au mur » se sont multipliés qui mettent les acteurs syndicaux au niveau de l’entreprise en grande difficulté pour résister, dans un contexte de mise en cause de l’emploi, à la négociation de dispositions moins favorables. Non seulement avec la loi Travail les dispositions de la branche ne seront plus impératives mais, ce faisant, elle lèvera une part de la crainte des employeurs d’une « faible sécurité juridique offerte par la norme dérogatoire. »
Référendum contre syndicat Cette situation conduit à relativiser grandement l’apparente sauvegarde de « l’accord majoritaire », qui plus est avec la suppression du droit d’opposition et l’introduction du référendum dans l’entreprise. Faut-il d’ailleurs rappeler que le processus du referendum dans l’entreprise pour pouvoir implanter un syndicat est celui auquel se heurtent systématiquement les syndicats aux Etats Unis, confrontés aux employeurs, qui invoquent la liberté d’expression, d’influencer le vote en convaincant les salariés du risque que le syndicat ferait courir à l’entreprise et donc à leurs emplois ?
La loi Travail lève ainsi l’obstacle rappelé par l’étude tenant au fait « que la « matière sociale » résiste au droit, que tout cadre normatif soit susceptible d’être interprété, utilisé voire détourné par des acteurs sociaux poursuivant des objectifs autres que ceux que l’État veut leur assigner. »
Les grands groupes versus les TPE et la branche
L’étude n’avait donc pas constaté de mouvement général des acteurs de la négociation, ni du côté syndical ni du côté employeur, en faveur de la possibilité de déroger aux accords de branches, au point d’estimer qu’il s’agissait d’un « enjeu inexistant ».
Mais elle avait relevé que c’était plutôt au niveau des grands groupes que des demandes étaient exprimées.
Elle cite ainsi un DRH regrettant la « très grande rigidité des organisations syndicales en ce qui concerne la faculté de dérogation aux accords paritaires nationaux et la CCN (Convention collective nationale) », et dénonçant que les organisations patronales étaient également favorables à l’impérativité de la norme de branche.
Elle notait aussi que « dans des conditions de concurrence axées sur les prix, les restrictions apportées par la loi à la possibilité de déroger sur les éléments du coût salarial limitent nécessairement l’intérêt des entreprises à l’égard des dispositions de la loi du 4 mai 2004 en matière de négociation dérogatoire » et que les « grands groupes formulent des demandes de souplesse sur le temps de travail, la formation, et les rémunérations. »
A l’opposé, l’étude soulignait aussi que « le jugement est assez différent de la part des plus petites entreprises qui subissent davantage la mainmise des grands groupes sur la production de la norme de branche » et où, dans certains secteurs, « la forte pression exercée par les donneurs d’ordre […] a des conséquences sur les normes de la branche, et conduit les PME à refuser la définition de normes sociales trop élevées. »
Autoritarisme et dumping social
Force est de constater que la loi Travail répond exactement à ces demandes puisqu’elle supprime ou inverse le principe de faveur en matière de temps de travail et plus particulièrement de majoration des heures supplémentaires, qui constitue pour nombre de salariés et d’entreprises un élément de rémunération conséquent.
Plus largement, la loi Travail entend forcer une évolution générale de l’articulation de la négociation collective que les interlocuteurs sociaux ont jusqu’alors voulu maîtriser. Au-delà de l’articulation et de la dynamique de la négociation collective aux différents niveaux, dont on a souligné les effets contradictoires aux arguments avancés auxquels vont sans doute conduire les dispositions de la loi (la négociation de branche serait vidée à terme de contenu tandis l’absence d’accord au niveau de l’entreprise sera très souvent le moyen de préserver l’application de dispositions supplétives… tant que celles-ci demeureront)… c’est le rôle même de la négociation collective à ses différents niveaux et des interlocuteurs sociaux qui est mis en cause autoritairement.
En inversant d’autorité le principe de faveur elle inscrit la négociation au niveau de l’entreprise dans une spirale vers le bas d’ajustement des droits sociaux aux impératifs et aléas de la concurrence et du marché.
Pour conclure, il nous semble qu’un raisonnement de bon sens pourrait inspirer nos gouvernements, en se référant aux propos du directeur général de l’OIT à l’ouverture de la conférence internationale du travail en 2013 [3] : « s’il est vrai que l’amélioration de la compétitivité est un objectif légitime pour une économie ou une entreprise, il est logiquement impossible pour toutes de devenir plus compétitives : par définition, un gain de compétitivité obtenu par une économie ou une entreprise signifie nécessairement une perte de compétitivité pour une autre […] A ne pas appréhender cette logique simple […], on risque de créer un effet de spirale qui tirerait vers le bas les salaires et les prestations. »
Notes
[1] « Position commune sur les voies et moyens de l’approfondissement de la négociation collective » du 16 juillet 2001 signée notamment par FO [2] ÉVALUATION DE LA LOI DU 4 MAI 2004 SUR LA NÉGOCIATION D’ACCORDS DÉROGATOIRES DANS LES ENTREPRISES Par Olivier MERIAUX (responsable scientifique), Jean-Yves KERBOURC’H, Carine SEILER, Document d’étude N° 140, Août 2008, DARES [3] Vers le centenaire de l’OIT : Réalités, renouveau et engagement tripartite – Rapport introductif à la 102e session de la CIT – 2013