Cet article a été publié sur le site du syndicat de salariés CFDT
Dans un arrêt publié, accompagné d’une motivation et d’une notice explicative très pédagogiques, la Cour de cassation met un frein à la présomption de justification des différences de traitement instaurées par accord collectif. Sans remettre en cause la solution de l’arrêt du 27 janvier 2015 et la présomption de justification dont bénéficient les distinctions reposant sur l’appartenance des salariés à différentes catégories professionnelles, ni les autres présomptions du même type reconnues par la suite, la Chambre sociale refuse d’étendre cette présomption de justification à toute différence de traitement prévue par accord collectif. Se fondant sur le droit européen de l’égalité de traitement et de la non-discrimination, elle décide en effet qu’« un accord collectif n’est pas en soi de nature à justifier une différence de traitement ». Cass.soc.3.04.19, n°17-11970.
C’est un arrêt qui n’a sans doute pas fini de faire couler de l’encre et qui pourrait, à le lire trop vite, affoler les partenaires sociaux. Pourtant, ses faits sont banaux et sa solution totalement en cohérence avec le droit de l’Union.
- Faits, procédure, prétentions
A la suite du regroupement de deux sites, une salariée, affectée sur l’un d’entre eux à partir de 2012, a saisi le conseil de prud’hommes car elle a été exclue du bénéfice des mesures d’accompagnement des mobilités géographiques et fonctionnelles prévues lors du regroupement.
Elle se plaint d’une différence de traitement par rapport à ses collègues affectés sur ce site avant elle.
Le conseil de prud’hommes rejette ses demandes au motif qu’elle ne remplissait pas les conditions fixées par l’accord collectif pour bénéficier de ces mesures et que ladite différence de traitement, fondée sur la date de présence sur le site, ayant été instaurée par accord collectif majoritaire, celle-ci est présumée justifiée.
La salariée interjette appel. Les juges d’appel adoptent une démarche différente de celle du conseil de prud’hommes. Ils constatent tout d’abord que l’accord collectif est applicable à la salariée, puis ils analysent la différence de traitement que celui-ci instaure au regard de l’objet de l’avantage en cause, qui est de prendre en compte les impacts professionnels, économiques et familiaux de la mobilité géographique impliquée par le transfert des services et d’accompagner les salariés pour préserver leurs conditions d’emploi et de vie familiale.
Autrement dit, les juges d’appel écartent la présomption de justification, bien que la différence de traitement ait été prévue par accord collectif.
L’employeur forme donc un pourvoi.
- Un accord collectif n’est pas en soi une justification des différences de traitement…
Malgré le florilège de distinctions présumées justifiées dès lors qu’elles sont prévues par accord collectif, l’employeur ne pouvait se prévaloir d’aucune d’elles.
Ni la jurisprudence du 27 janvier 2015 laquelle, strictement entendue, ne fait qu’instaurer une présomption de justification des différences de traitement entre catégories professionnelles instaurées par accord collectif (1), ni la présomption des différences de traitement, opérées par accord collectif, entre salariés d’une même catégorie mais exerçant des fonctions distinctes (2), ni même celle entre salariés appartenant à des établissements distincts (3) ne trouvaient à s’appliquer en l’espèce.
C’est sans doute pourquoi, dans cette veine, l’employeur demande à la Cour de cassation de reconnaître l’existence d’une présomption générale de justification des différences de traitement instaurées par accord collectif.
Après avoir rappelé que le « principe d’égalité de traitement constitue un principe général du droit de l’Union », consacré aux articles 20 et 21 de la Charte européenne des droits fondamentaux de l’Union européenne, la Cour refuse de consacrer une présomption si générale.
Le verdict tombe :
« UN ACCORD COLLECTIF N’EST PAS EN SOI DE NATURE À JUSTIFIER UNE DIFFÉRENCE DE TRAITEMENT »
Aussi, la différence de traitement opérée par l’accord entre les salariés, en raison uniquement de la date de présence sur un site désigné, alors que les salariés sont placés dans une situation identique au regard dudit avantage et de son objet (prendre en compte les impacts professionnels, économiques et familiaux de la mobilité géographique impliqués par le transfert), ne saurait être présumée justifiée.
Dès lors, la distinction doit passer au crible de l’examen imposé à toute différence de traitement, c’est-à-dire que si les salariés sont dans une situation identique au regard de l’avantage considéré, elle doit reposer sur des raisons objectives dont le juge contrôle la pertinence (4).
C’est au regard du droit de l’Union que la Cour justifie une telle solution.
- Une présomption générale de justification contraire au Droit de l’Union
Au-delà du principe d’égalité de traitement, principe général du droit de l’Union, la Cour de cassation rappelle, à la fois dans son arrêt et dans la notice explicative qui l’accompagne, les formes concrètes que prend ce principe en droit communautaire.
Principe issu notamment du droit de l’égalité entre les hommes et les femmes, l’égalité de traitement a très tôt conduit la Cour de justice à considérer dans l’arrêt Defrenne, à l’époque sur le fondement de l’article 119 du Traité, que : « la prohibition de discriminations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins s’impose non seulement à l’action des autorités publiques, mais s’étend également à toutes conventions visant à régler de façon collective le travail salarié, ainsi qu’aux contrats entre particuliers » (5).
Plus récemment, la Cour de justice a également écarté toute présomption de justification du fait de la présence de la disposition litigieuse dans une convention collective lorsque celle-ci instaure une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions (6). Elle a également considéré que l’égalité de traitement « doit être comprise comme n’autorisant pas de justifier une différence de traitement entre les travailleurs à durée déterminée et les travailleurs à durée indéterminée par le fait que cette dernière est prévue par une norme nationale générale et abstraite, telle une loi ou une convention collective » (7).
Par ailleurs, la Haute juridiction souligne que les règles probatoires qui découlent du droit de l’Union, et selon lesquelles lorsqu’un salarié fait valoir le principe d’égalité de traitement et « établit des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de prouver qu’il n’y a pas eu violation du principe », impliquent une telle solution.
EN EFFET SELON LA HAUTE JURIDICTION, UNE PRÉSOMPTION GÉNÉRALE DE JUSTIFICATION DES DIFFÉRENCES DE TRAITEMENT INSTAURÉES PAR ACCORD COLLECTIF SERAIT CONTRAIRE AU DROIT DE L’UNION, ET DANS CES DOMAINES, « PRIVÉE D’EFFET DANS LA MESURE OÙ LES RÈGLES DE PREUVE PROPRES À L’UNION VIENDRAIENT À S’APPLIQUER ».
- Une solution prévisible et préservant la liberté conventionnelle dans ses domaines de prédilection
Pour autant, dans la notice accompagnant son arrêt, la Cour prend le soin de souligner que cette solution ne remet pas en cause sa jurisprudence antérieure.
CERTAINES DIFFÉRENCES DE TRAITEMENT, NON SOUMISES AU DROIT DE L’UNION, CONTINUENT DE BÉNÉFICIER DE LA PRÉSOMPTION LORSQU’ELLES SONT PRÉVUES PAR ACCORD COLLECTIF.
Ainsi en est-il des différences de traitement :
– entre catégories professionnelles ;
– entre salariés d’une même catégorie professionnelle exerçant des fonctions distinctes ;
– entre salariés appartenant à une même entreprise mais à des établissements distincts, ou affectés à des sites ou des établissements distincts, que la différence de traitement soit prévue par accord d’entreprise ou d’établissement.
Dans ces derniers cas en effet, la présomption est tout à fait justifiée, car les différences de traitement sont fondées sur des critères objectifs et pertinents, voire pour certaines (par exemple les distinctions reposant sur les catégories professionnelles) sont à la base même du droit conventionnel.
Cependant, cette solution était en fin de compte tout à fait prévisible, dans la mesure où la reconnaissance d’une présomption générale de justification des différences de traitement instaurées par accord collectif aurait pu percuter l’interdiction des distinctions fondées sur des motifs discriminatoires. Aurait-on pu imaginer la Cour ne censurant pas des dispositions conventionnelles ouvertement discriminatoires car reposant, pour ne prendre qu’un exemple, sur la nationalité ou l’origine? A l’évidence non !
Que l’on se rappelle l’arrêt Boufagher, condamnant la disposition conventionnelle pour discrimination en ce qu’elle retenait « la charge de famille nombreuse différemment appréciée selon l’origine européenne d’une part et maghrébine et turque d’autre part » au titre des critères d’ordre des licenciements (8). D’ailleurs, dans un autre domaine sensible, la Cour a très récemment écarté cette présomption en ce qui concerne une différence de traitement, prévue par accord, et fondée sur le degré de participation à un mouvement de grève… (9)
Bref, cette solution s’imposait pour que l’interdiction des discriminations soit respectée, même si l’on peut gager que la règle majoritaire nous prémunit de tels écueils dans la plupart des cas.
C’est toutefois par la prééminence du droit de l’Union que la Cour a entendu justifier sa solution, car en réalité elle ne se contente pas d’écarter la présomption dans les cas d’atteinte aux motifs prohibés par le droit français : elle étend l’absence de présomption à toute différence de traitement relevant du droit de l’égalité de traitement en droit européen.
(1) Cass. Soc. 27.01.15, n°13-25437.
(2) Cass.soc.8.06.16, n°15-11324.
(3) Cass.soc.3.11.16, n°15-18444 (différence de traitement prévue par accord d’établissement) ; Cass.soc.4.10.17, n°16-17517 (différence prévue par accord d’entreprise).
(4) Cass.soc.1.07.09, n°07-42675.
(5) CJCE, 8.04.76, aff. C-43/75, point 39.
(6) CJUE, 17.04.18, Eva Engenberber, aff. C-414/16, point 77.
(7) CJUE, 13.09.17, Del Cerro, aff. C-307-05, point 57.
(8) Cass.soc.8.04.92, Bull.civ., IV, n°256.
(9) Cass.soc.13.12.17, n°16-12397.