L’assurtech est un sujet “paillettes” à la mode, surtout dans les milieux de l’innovation technologique tel qu’il a été structuré par un certain establishment. Au fil des années, en effet, un entre-soi savamment préservé où se mêlent d’anciens consultants et d’anciens hauts fonctionnaires, avec un soupçon de polytechniciens, a construit la doctrine de ce que devait être l’innovation dans l’assurance. Et, ô miracle, l’assurtech a soigneusement évité d’introduire des disruptions dans le métier lui-même. Est-ce vraiment étonnant ?
L’assurtech est un sujet à la mode, au point qu’il est pratiquement devenu une banalité. Chaque grand assureur a mis en place un fonds destiné à arroser généreusement les start-up de son choix, dans une sorte de course à “l’innowashing” qui a permis des expérimentations diverses et variées. Mais est-ce un hasard si aucun acteur n’a, à ce stade, bouleversé l’économie d’un secteur encore fortement protégé par des réglementations aussi épaisses et lourdes que les murailles de Carthage.
L’assurtech, la mode des années 2010…
Incontestablement, l’assurtech a pris une telle ampleur qu’elle a offert de très beaux fromages à une myriade d’acteurs plus ou moins connus, dont aucun ne dégage de rentabilité au bout de plusieurs années, mais qui permettent de “faire moderne” et d’afficher de belles ambitions dans les allées du pouvoir. De ce point de vue, si l’on se contente des effets de communication, l’assurtech a pris son envol.
Seuls les esprits chagrins noteront que cette mode a essentiellement consisté à digitaliser à des degrés plus ou moins élevés les modes de distribution et de souscription de contrats, sans toucher à l’essentiel. Le métier d’assureur lui-même (consistant à empocher des primes régulières pour assurer un risque selon des conditions définies par un contrat) continue à fonctionner comme au siècle dernier. Et c’est sans doute parce que le coeur de métier n’a pas bougé d’un iota qu’il est de bon ton d’amuser la galerie en faisant croire que l’assurtech a tout changé. Cette faconde permet de faire oublier l’essentiel.
Une opération neutralisée par la bureaucratie de l’innovation
Il faut dire qu’une part essentielle des acteurs de l’assurtech est financée par les assureurs eux-mêmes, à travers leurs fonds créés à cet effet. Ces fonds sont aux mains d’une bureaucratie de l’innovation qui a fait ses choux gras de la manne mise à sa disposition. Rapidement, un jargon s’est créé, avec son conformisme dans les stratégies et les critères de choix. L’Argus n’a pas tardé à créer un prix, et l’innovation est devenue business as usual.
Il nous revient ici le souvenir d’un directeur de l’innovation d’un grand assureur étranger recruté pour faire de la “disruption”. Son souhait était de trouver des projets “hype” pour sa faire mousser devant le directeur général France et ainsi assurer sa promotion vers un autre poste. Comme il ne venait pas du milieu de l’assurance, il ne sélectionnait que des projets qu’il comprenait… et écartait tous les projets susceptibles de modifier le coeur de l’entreprise. C’était, selon lui, trop technique et trop peu ambitieux.
Innovation et entre-soi élitaire
Au demeurant, la bureaucratie de l’innovation que les dirigeants des compagnies ont mis en place (ils le savent parfaitement) pour se donner l’illusion d’être des modernistes sans rien modifier à leurs pratiques concrètes s’est rapidement structurée pour devenir un milieu fermé et exclusif. Pour être admis dans ce cercle étroit, il faut respecter un code plutôt drolatique, avec un jargon obscur et des visées sélectives. Il est vulgaire d’y savoir vendre un contrat ou d’avoir fréquenté la base des entreprises. Il est tout aussi vulgaire de connaître les rouages de l’entreprise pour laquelle on innove, et surtout d’y connaître les gens qui font les ventes au jour le jour.
La bureaucratie de l’innovation est au-dessus de ces considérations vulgaires. Cette rupture entre la sphère de l’innovation et le reste de l’entreprise explique largement pourquoi l’assurtech n’a produit à ce stade que très, très peu de gains de productivité et n’a nullement bouleversé la physionomie du métier de l’assurance.
Assurtech et externalisation de l’innovation
D’une certaine façon, l’assurtech remplit aujourd’hui une fonction fondamentale : elle permet d’externaliser l’innovation des compagnies. Au lieu d’incuber en interne des projets souvent longs et complexes (nous nous souvenons ici de projets lourds et étalés sur plusieurs années, facturés à prix d’or, et finalement abandonnés après trois ou quatre ans faute de “marcher”), les assureurs font le choix de financer des entités extérieures plus souples, plus agiles, à qui ils confient tel ou tel développement.
Cette stratégie a créé un marché là aussi drolatique pour les initiés. Combien de “start-up” n’avons-nous vues se créer dans l’assurtech sans aucun espoir de rentabilité, dont le seul objectif était d’obtenir quelques centaines de milliers d’euros de la part d’un assureur pour amorcer son développement en attendant d’être rachetée… Les assurtech jouent ici le rôle de sous-traitantes de l’innovation et sont délibérément financées pour ne pas “renverser la table”.
En attendant le jour où l’assurance sera bouleversée
Il n’est pourtant pas exclu que, tôt ou tard, un cerveau malade n’entreprenne de porter la “disruption” dans le métier lui-même, en modifiant de fond en comble la façon dont les assurés ne cherchent à couvrir leur risque. Et ce jour-là, rien n’exclut que les trompettes de l’apocalypse ne retentissent dans les couloirs des compagnies qui ont toutes pensé pouvoir arrêter le nuage de Tchernobyl à leur frontière.