Jacky Bontems: “la crise actuelle de la CGT affaiblit l’ensemble du syndicalisme français”

BI&T a interrogé Jacky Bontems, ex-numéro 2 de la CFDT et fondateur du “réseau 812” sur le syndicalisme aujourd’hui. Il en ressort un texte que nous présentons sous forme de tribune que nous publions intégralement.

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Depuis un demi-siècle, le syndicalisme, est régulièrement l’objet de critiques de nature parfois contradictoire entre ceux qui le trouvent trop modéré ou institutionnalisé et les autres qui le considèrent comme une contrainte ou un frein à l’expression de réformes structurelles, comme celles du marché du travail. 

Il fut un temps où plusieurs observateurs du monde social discouraient sur son déclin irrémédiable voire sa disparition au profit des « coordinations » de salariés. Ces coordinations ont disparu de la scène sociale même si aujourd’hui l’émergence de regroupements catégoriels populistes n’est pas sans rappeler ce phénomène. 

 

Le syndicalisme dans la vie sociale en France 

Le syndicalisme, même divisé, est toujours présent dans les entreprises avec certes un handicap majeur : sa faible implantation dans les petites entreprises. De plus sa présence, est souvent contestée, parfois contournée par les employeurs. La reconnaissance du fait syndical ou de l’engagement syndical reste encore de nos jours un sujet de discussion. 

Au-delà de la défense collective des salariés et de sa contribution à l’établissement de normes – je pense aux accords d’entreprises ou aux conventions collectives de branches -, le syndicalisme a profondément changé depuis trois décennies : dans la composition de ses adhérents, dans ses pratiques et dans ses objectifs revendicatifs pour être à l’unisson des évolutions du monde salarié. Peut-être pas assez ou peut-être pas pour toutes les centrales syndicales ? Le fait est qu’il y a eu une évolution globale sous l’effet de fortes mutations technologiques et organisationnelles, qui ont profondément reconfiguré le salariat. 

Dans le même temps, et ce n’est pas uniquement un effet de la crise économique, l’exception française au niveau européen en matière de climat social tend à s’amenuiser. Par exemple, le nombre de journées de grève par an baisse régulièrement, même si parfois l’actualité met le phare sur tel ou tel conflit dans les transports. La culture de l’affrontement, du conflit, de la grève qui a longtemps marqué notre histoire sociale et les consciences militantes tend à s’effacer devant la culture de la négociation et de la recherche du compromis social, aidées en cela par l’évolution du parti socialiste et par la démarche du dialogue social à la française souhaitée et mise en oeuvre par le Président de la République. Le changement de paradigme se concrétise dans la reconnaissance des acteurs sociaux, patronat comme organisations syndicales, et leur capacité à contractualiser.  

La rupture intellectuelle se place dans l’énoncé de cette démarche. Longtemps les rapports sociaux dans l’entreprise ont été marqués par la défiance réciproque des acteurs, ce n’est pas fini, mais nous observons des changements avec le nombre des accords d’entreprise, en augmentation constante. Longtemps, les rapports entre le pouvoir politique et le syndicalisme ont été teintés de méfiance. Le candidat socialiste, devenu Président de la République fait confiance au syndicalisme. C’est une nouvelle donne stratégique susceptible de modifier les mentalités et les pratiques syndicales, et de rehausser à la fois l’image et l’impact du syndicalisme dans la vie quotidienne de notre société. 

Cette nouvelle conception des relations sociales est une chance pour le pays et pour le syndicalisme s’il sait s’adapter à sa donne politique actuelle, car la confiance qui lui est accordée a son corollaire immédiat : le sens de l’engagement dans la recherche de compromis sociaux pour le syndicalisme et pour le patronat, et le sens de la responsabilité, c’est-à-dire la prise en compte de l’intérêt général par le syndicalisme. 

Cette dimension fait débat dans le syndicalisme et différencie les organisations. La CFDT par exemple, entend contribuer à la définition de l’intérêt général au-delà de la défense catégorielle de telle ou telle partie du salariat, tandis que FO revendique son attachement à la défense stricte de ses adhérents. Cette ligne de fracture n’est pas la seule. 

Aujourd’hui, le syndicalisme, même contesté, est unique dans son rôle d’expression des demandes et aspirations des salariés et de liens entre les différentes couches de salariés. Ecole de formation et porte-drapeau de la dignité des salariés, le syndicalisme est également un instrument de solidarité et d’organisation collective donnant l’assurance à chaque individu de ne pas se retrouver seul face au pouvoir de l’employeur ou de ses représentants et face à l’Etat. Expression d’un contre-pouvoir organisé, le syndicalisme participe à la régulation du marché par ses interventions en faveur de garanties sociales collectives. 

 

Réformisme et radicalisme dans le syndicalisme français 

Historiquement, le syndicalisme, au-delà de ses accointances politiques partisanes, a été marqué par une ligne de fracture entre les organisations réformistes et les organisations plus protestataires ou plus radicales, bien que toutes, par essence, se rangent dans la catégorie « réformisme », les révolutionnaires au sens propre du terme[1] n’existent plus depuis très longtemps. 

Cette ligne de fracture a également traversé les organisations elles-mêmes. Ces différentes conceptions du syndicalisme ont marqué et marquent encore notre histoire sociale. Elles ont imprimé l’histoire récente de la CFDT qui, avec le recentrage de 1978, a fait le choix de la politique contractuelle comme terrain privilégié d’actions, et a affirmé un choix du changement par la réforme et le compromis social. 

La CGT n’a pas suivi ce chemin bien que, à différentes occasions de son histoire, elle se soit posé des questions sur la nature de son syndicalisme. En 1978, notamment lors de son congrès de Grenoble. La CGT, aujourd’hui, n’a plus de boussole. La crise existentielle, d’une gravité inédite et qui débouche sur la démission de son Secrétaire général, trouve certes sa source immédiate dans la difficile succession de Bernard Thibault. Crise à plusieurs facettes : affaiblissement électoral continu dans les grandes entreprises, crise de gouvernance et enfin crise politique. L’élection de Thierry Lepaon s’est faite par défaut, dans une succession mal préparée et dans une guerre des prétendants tenant lieu de débat politique. Au-delà de la question de son train de vie, ce dernier n’a pas réussi à s’imposer dans l’organisation, traversée de multiples courants, des communistes aux modérés, en passant par une pression forte des militants issus du Front de gauche. 

Mais, la crise actuelle du premier syndicat de salariés – pour combien de temps encore ? – trouve sa source plus profonde dans l’histoire de ses trente dernières années. La confédération a oscillé entre des périodes d’avancée vers plus de démocratie, avec l’ouverture de débats voulue par Louis Viannet, pour éviter de voir le syndicalisme cégétiste entraîné par la chute du communisme, et des moments de crispation, voire de repli sur l’ancienne identité de lutte de classes, visant la transformation plus radicale de la société, voire la sortie pure et simple du capitalisme. 

Sur l’histoire des trente dernières années de la CGT, on peut suivre les analyses de Jean-Louis Moynot[2], quand il écrit : « Les avancées, parties du sommet de l’organisation » n’ont pas touché la plus grande partie des structures de l’organisation de la CGT. « Elles n’ont pas fait bouger l’organisation cégétiste dans sa culture, ses idées et ses pratiques ». On peut ajouter qu’elle n’a pas réussi d’une part à faire évoluer ses structures elles-mêmes, à regrouper ses fédérations (aujourd’hui une trentaine) dans de plus grands ensembles et à créer une plus grande cohérence d’orientation entre la confédération et les fédérations , et d’autre part à conduire un débat démocratique sur les orientations stratégiques de son action syndicale, qui tiennent compte des évolutions intervenues dans le salariat depuis trente ans. 

Pour éviter les déchirures internes que la CGT craint par-dessus tout[3], cette crise illustre fondamentalement l’absence d’un débat structuré sur l’orientation de la centrale. Doit-elle s’inscrire dans une démarche réformiste d’amélioration des conditions de travail et de vie des salariés, et des précaires notamment, se prêtant ainsi au jeu de la négociation et du compromis social, comme ont tenté de le faire Louis Viannet et Bernard Thibault ? Ou doit-elle incarner un syndicalisme tenté par le changement radical de société, mais utopique, s’enfermant ainsi dans une opposition totale au patronat et au gouvernement, sans avancées immédiates pour les salariés ? 

De fait, sur le plan contractuel, la CGT signe beaucoup d’accords dans les entreprises mais elle refuse toujours de s’engager sur le plan national. Elle tient à s’afficher, devant sa forte minorité interne[4], comme une organisation radicale qui laisse à d’autres le soin de signer. 

Il faut bien admettre que la crise actuelle de la CGT affaiblit l’ensemble du syndicalisme salarié, dans une période où un syndicalisme efficace et responsable est plus que jamais nécessaire. 

La gauche française et le syndicalisme ont toujours été traversés par des courants divergents. Il en sera toujours ainsi, la radicalité étant une composante permanente au sein du salariat. Il faut faire avec. Le ou les problèmes se situent à un autre niveau : 

  • La clarification des orientations au sein de chaque organisation avec son corollaire : assumer sa ligne. La CFDT a choisi une ligne réformiste et l’assume. La CGT recherche toujours son centre de gravité.
  • La reconnaissance ou non de cette ligne de partage par la constitution claire et assumée de deux blocs, l’un réformiste autour de la CFDT, l’autre portant la fonction tribunicienne autour de la CGT.

La diversité de notre syndicalisme doit faire face aux réformes, quelle que soit leur nature. 

Les organisations contestataires se contentent la plupart du temps d’une critique acerbe de tel ou tel projet de réforme, dans sa totalité ou partiellement. Lorsqu’elles se sentent mal à l’aise ou proches de la réforme proposée, elles contournent l’obstacle ou font diversion en critiquant la forme, la procédure, ce qui leur évite un jugement sur le fond. En tout état de cause, elles ne se compromettent jamais. 

Les organisations syndicales réformistes doivent, elles, trouver, le bon curseur, le bon équilibre, entre acceptation de la réforme et affichage de leurs désaccords partiels, d’autant que le « oui mais » est plus inaudible médiatiquement que le « non ». 

Le pouvoir politique quel qu’il soit, à de rares exceptions près, cherche à impliquer les organisations syndicales réformistes, à obtenir sinon leur adhésion, au moins leur neutralité. Il peut le faire par pragmatisme faute de quoi, la réforme est avortée (CPE en 2006, CIP en 1994) ou contestée dans la rue (réforme des retraites en 2010). Ou par conviction avec le Président de la République actuel. 

La méthode gradualiste généralement utilisée par nos gouvernements, sied aux organisations syndicales réformistes tant sur la forme que sur le fond. 

 

Démocratie sociale et démocratie politique  

La démocratie gagne en qualité et en densité quand elle gagne en participation, quand la démocratie sociale ne se dissout pas dans la démocratie politique. 

La concertation ou la négociation selon la nature des réformes projetées, favorisent l’acceptation de la réforme même si elles exigent du temps et du doigté. Les organisations syndicales, peuvent alors influencer les projets, négocier des contreparties, en ce sens, elles affichent leur utilité auprès de leurs mandants et leur sens de l’engagement dans le choix d’une autonomie revendiquée. Elles tirent leur force d’influence auprès du Gouvernement et leur crédibilité dans cette autonomie exprimée dans le refus d’un soutien inconditionnel à tel ou tel gouvernement. C’est un premier marqueur. 

Le deuxième marqueur relève du sens donné ou non à la réforme. La méthode gradualiste ou « à petits pas », par exemple la réforme du marché du travail, outre le fait qu’elle peut susciter de la lassitude ou donner le sentiment d’un détricotage graduel des protections dont on ne sait pas où il s’arrêtera, a besoin de sens, d’objectif, pour être crédible sinon accepté. Cette méthode doit expliciter les buts à atteindre et mettre la société en mouvement. Le pragmatisme nuit à l’acceptation et à l’efficacité de la réforme partielle et le syndicalisme, par son histoire et sa vision de la transformation sociale doit être attentif à cette dimension prospective, faute de quoi il peut être entraîné dans l’impopularité d’une réforme mal ficelée ou d’une succession de corrections partielles. En somme, cette dimension exprime également le degré d’autonomie de telle ou telle organisation syndicale. 

Troisième marqueur, les organisations syndicales réformistes, sont, elles-mêmes, source de propositions, voire de véritables laboratoires d’idées reprises ou intégrées par le pouvoir en place, même si paradoxalement pour les médias, le pouvoir politique semble en être l’initiateur, alors qu’il ne fait que s’inspirer de telle ou telle organisation syndicale qui aura des difficultés à prouver sa paternité dans les réformes. Pour éviter cet amalgame constant dans notre histoire et encore aujourd’hui, par exemple, dans l’appréciation des rapports entre la CFDT et le pouvoir socialiste, l’organisation syndicale ne peut compter que sur elle-même pour faire connaître l’antériorité des propositions. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. 

 

Les défis du syndicalisme aujourd’hui 

Le syndicalisme d’aujourd’hui est confronté à deux séries de défis et les réponses qu’il apportera à ces défis détermineront sa place dans notre société et son utilité ou efficacité reconnue par les salariés.  

Au même titre que notre pays et ses forces vives, le syndicalisme est confronté à une vague sans précédent de changements caractérisant une période de mutation profonde ou de crise : brutalité de la mondialisation, intensité de la révolution numérique et robotique, épuisement des ressources naturelles, dérèglements climatiques, explosion des inégalités. Ce contexte appelle compréhension, adaptation, approfondissement du concept de l’intérêt général et discussions sur un nouveau modèle de développement (production, consommation, énergie).  

Le syndicalisme est également confronté au défi démocratique. Le syndicalisme n’échappe pas à la défiance générale et grandissante vis-à-vis des institutions, ni à l’interpellation de citoyens désorientés, inquiets, déboussolés ou atteints dans leur vie quotidienne par les changements. Dans cette période de grande vulnérabilité marquée par le repli sur soi, ou le fatalisme, ou la désespérance ou par le populisme, le syndicalisme confédéré a une responsabilité dans la consolidation et la rénovation de notre démocratie et dans l’affichage d’un espoir, ne serait-ce en agissant pour une nouvelle cohésion sociale.  

Par-delà ces enjeux sociétaux, le syndicalisme est confronté à plusieurs défis, citons notamment : 

  • Sa représentativité sociologique. Le syndicalisme peine à organiser et donc à représenter les salariés des petites entreprises, les salariés précarisés ou les nouvelles formes de salariat à mi-chemin entre le salariat conventionnel et l’auto-entreprenariat de soi. Le syndicalisme ne peut se résoudre à être cantonné dans les grandes entreprises et dans les fonctions publiques.
  • Son renouvellement de générations au niveau des militants et des cadres syndicaux. Les syndicalistes vieillissent aussi et le rajeunissement tarde à venir malgré les efforts faits.
  • Le syndicalisme ne doit pas rater, sauf à devenir une institution rabougrie et aveugle, l’immense transformation actuelle du salariat. Le salarié à vie dans une même entreprise appartient au passé, la mobilité professionnelle deviendra notre quotidien (choisie ou imposée). Ce constat conduit à déplacer le centre de gravité revendicatif, sans abandonner bien sûr le terrain de l’entreprise, avec de nouvelles problématiques : sécuriser les parcours professionnels, inventer de nouvelles protections attachées à l’individu et non plus à l’entreprise (compte social universel), inventer de nouvelles manières de vivre son travail, c’est-à-dire, favoriser, encadrer de nouvelles libertés dont les salariés ont besoin dans leur parcours professionnel
  • Le contexte économique, la situation des entreprises et l’évolution du salariat comme du management, conduisent à modifier la nature de la négociation collective à tous les niveaux. Avec les défis de la compétitivité, de la souplesse conjuguée à la sécurité, la négociation classique assimilée au « toujours plus » est de plus en plus remplacée par la logique du donnant-donnant caractérisant in fine, un compromis modifiant les termes d’un accord possible et l’attitude des négociateurs.

Outre le sens de l’engagement ou du compromis, ce nouveau type d’accord suppose des liens solides et constamment renouvelés entre le syndicalisme et ceux qu’ils représentent, c’est-à-dire les salariés. Cette pratique à laquelle s’ajoutent les nouvelles règles de la représentativité par l’élection, oblige le syndicalisme à redéfinir son lien de proximité avec les salariés. 

 

[1] « Faire rouler (quelque chose) en arrière; imprimer un mouvement circulaire, faire revenir (quelque chose) à un point de son cycle ». Selon wikipedia, cette étymologie se distingue clairement du sens que le mot a pris, en 1660, lors de la restauration de la monarchie anglaise, lorsqu’il a été utilisé pour la première fois dans son sens actuel, celui d’un mouvement politique amenant, ou tentant d’amener un changement brusque et en profondeur dans la structure politique et sociale d’un État. 

[2] Ancien secrétaire confédéral de 1976 à 1982, Le Monde le 19 décembre 2014 

[3] Ce risque de déchirements internes est bien réel, comme l’ont montré deux accidents significatifs : janvier 2014, le renoncement de la confédération à signer l’ANI sur la formation professionnelle devant le refus de la chef de file de sa délégation à la négociation ; en avril 2014, la participation à un défilé organisé par le Front de gauche contre la politique du gouvernement de six fédérations, contre l’avis du Secrétaire général et du bureau confédéral. 

[4] Que certains évaluent à 20 ou 25% de ses adhérents, en sachant qu’il n’existe pas d’instrument de mesure fiable de ce courant plus politisé, hors l’applaudimètre dans les congrès sur certaines motions ou débats. 

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