Un peu partout dans la presse nationale, on peut lire que le mouvement des “gilets jaunes” serait en train de s’essouffler, voire de toucher à sa fin. Un trajet réalisé hier après-midi entre Bar-le-Duc, la préfecture de la Meuse, et Paris, conduit pourtant à porter un tout autre jugement sur l’état des forces en présence. La contestation sociale et politique est en réalité en train de s’enraciner profondément au sein du peuple.
Cinq barrages en 150 kilomètres
Le premier constat est sans appel : alors que l’on ne cesse de nous annoncer un reflux du nombre de barrages tenus ici ou là par des “gilets jaunes”, nous en avons personnellement dénombré cinq en l’espace de 150 kilomètres : deux entre Bar-le-Duc et Saint-Dizier, et trois, sur la Nationale 4 – axe majeur du transport national et du transport européen, où transitent de nombreux poids lourds – entre Saint-Dizier et l’entrée en Île-de-France. Ces blocages partiels de la circulation engendraient, pour certain, d’importants bouchons sur plusieurs kilomètres.
Les barrages filtrants étaient organisés, à chaque fois, par un nombre relativement important de manifestants, entre 50 et 100. Ayant installé de quoi se nourrir et s’abriter, ces derniers affichaient leur détermination à tenir le coup. Enfin, le franchissement des barrages par les automobilistes et les routiers donnait très souvent lieu à diverses formes d’encouragement aux manifestants : pouce ou poing levés, félicitations verbales, concert de klaxons, par exemple.
En somme : ce que nous avons vu hier après-midi ne ressemblait pas vraiment à un mouvement en cours d’essoufflement.
Les radars “pompes à fric” mis hors-service
Outre ces cinq barrages, nous avons pu observer que sur la quinzaine de dispositifs de contrôle automatisé de la vitesse présente sur l’itinéraire – soit : des radars fixes et des radars dits de chantiers, fort curieusement d’ailleurs, en l’absence de tout chantier – seuls trois étaient encore en état de fonctionner. En l’occurrence, ces trois radars se situaient dans des zones habitées. En revanche, tous les autres radars étaient hors-service : recouverts de peintures, déplacés, voire brûlés.
Autrement dit, à la faveur de la mobilisation des “gilets jaunes”, des citoyens ont décidé de s’en prendre à certains radars : non pas à ceux qui, en zone habitée, contraignent légitimement les conducteurs à ralentir, mais à ceux qui, en ligne droite, ne semblent pas avoir d’autres objectifs que celui de détrousser l’automobiliste qui aurait eu le malheur de ne pas rouler les yeux fixés sur le compteur.
Les attaques de radars se banalisent ainsi et, avec elles, les transgressions de l’autorité étatique.
Des tableaux de bord colorés
Enfin, nous avons pu relever qu’une proportion importante d’automobilistes – une grande majorité d’entre eux – avait disposé un gilet jaune ou orange sur son tableau de bord. S’il convient, certes, de se garder de toute conclusion hâtive quant au degré de soutien au mouvement des “gilets jaunes” qu’implique le fait de poser un gilet jaune sur son tableau de bord, il n’en demeure pas moins qu’il n’est guère probable que ceux qui le font soient en désaccord avec les “gilets jaunes”.
Ceux qui seraient tentés de moquer cette France des tableaux de bord colorés de jaune ou d’orange, au titre qu’elle serait une France de “beaufs”, de “ploucs” ou de provinciaux arriérés, en bref, une France des derniers de cordée, auraient tout intérêt à ne pas trop se laisser aller trop vite à leur racisme social primaire. En arborant certains signes distinctifs, les contestataires réalisent qu’ils sont nombreux et solidaires : une telle prise de conscience peut alors être le terreau d’actions collectives redoutablement efficaces.
Paris hors du temps
Pour être tout à fait précis, il conviendrait, certes, de dire qu’au fur et à mesure que le trajet touchait à sa fin, le nombre de gilets jaunes mis en évidence sur les tableaux de bord allait déclinant, jusqu’à finir par finir proche de zéro à Paris. Le décalage entre Paris et la province était frappant. Comme dans bien d’autres domaines, la capitale ne vit plus du tout au rythme du pays. Elle ne comprend plus son pays. En guise de réponse aux manifestants, elle ne semble en mesure d’apporter que de l’indifférence, au mieux, ou du mépris, au pire.
Au total, rien ne va plus entre d’un côté la France des fameux “premiers de cordée”, qui entend continuer à maintenir comme si de rien n’était le peuple sous sa domination et, de l’autre côté, la France des provinces et du petit peuple, qui se montre de plus en plus décidée à ne plus se laisser faire. Les conditions sont ainsi réunies pour que le pays connaisse, quelle que soit la forme qu’elle prendra, une contestation sociale et politique généralisée.