Thierry Lepaon, secrétaire général de la CGT, commence ce 5 janvier un round crucial de deux jours: la commission exécutive de la CGT se réunit pour préparer le Comité confédéral national (CCN) extraordinaire du 13 janvier, chargé de prendre toutes les décisions qui conviennent pour remanier la direction confédérale. La CGT entre donc dans une décade historique où se joue probablement le dénouement d’un conflit qui ressemble un peu à sa Chute du Mur. Depuis l’enterrement officiel des régimes marxistes-léninistes placés dans l’orbite de Moscou, la CGT ne s’était jamais offert le luxe de débattre de façon aussi explicite des orientations du syndicat, dans une atmosphère aussi critique débouchant potentiellement sur la révocation de son secrétaire général.
La succession de Bernard Thibault n’en finit pas de faire désordre
La semaine qui s’ouvre est la conclusion d’un long processus de décomposition de la CGT, entamé à l’occasion de la succession de Bernard Thibault. Pour des raisons encore mal connues, le secrétaire général de la CGT s’oppose dès 2012 à l’élection d’Eric Aubin, secrétaire confédéral chargé du dossier du chômage, donné majoritaire en cas de scrutin. Thibault multiplie alors les candidatures de diversion, qui sont toutes battues en interne, avant de proposer le nom de Thierry Lepaon, membre du Conseil Economique, Social et Environnemental.
Elu en mars 2013, Thierry Lepaon n’a jamais réellement assis son autorité sur le syndicat, et n’a pas tardé à montrer ses limites internes. Il multiplie les interventions brutales dans la presse ou les sorties malheureuses, comme une visite au CRIF en janvier 2014, où il prend publiquement mais sans mandat de son organisation des positions polémiques sur la question palestinienne. Globalement, la CGT paraît s’enfermer dans une sorte de marginalité sans porter de véritable projet alternatif. A titre d’exemple, saisie par la Cour des Comptes sur l’avenir des retraites complémentaires, la CGT est le seul syndicat (avec la CGPME) à n’avoir pas répondu par écrit à la sollicitation.
Malgré ces lacunes, Thierry Lepaon annonce en octobre son intention de se présenter à sa propre succession début 2016. Dans la foulée de cette rumeur, la presse sort une série d’articles révélant une attitude privée assez éloignée des prises de position officielles. Non seulement la CGT a financé la rénovation somptuaire du bureau et du logement qu’elle loue à Vincennes pour son secrétaire général, mais Thierry Lepaon a bénéficié, lors de son arrivée à la tête de la confédération, d’une rupture conventionnelle de complaisance, assortie d’une indemnité, alors même que la CGT n’a pas signé l’ANI créant cette forme de rupture de contrat.
Ces révélations publiques, probablement orchestrées, jointes à d’autres rumeurs (comme la location d’une luxueuse maison de vacances en Corse), exaspèrent beaucoup de militants et exacerbent les tensions internes que Thierry Lepaon n’a jamais voulu apaiser. Les résultats aux élections professionnelles de la fonction publique du 4 décembre 2015, où la domination de la CGT semble s’éroder, précipite un processus de contestation interne, qui débouche sur une crise ouverte.
Lepaon tient toujours
Le mois de décembre 2014 est un mois terrible pour le secrétaire général de la CGT.
Le 9 décembre, la commission exécutive, sorte de gouvernement de 54 membres de la CGT, décide de convoquer un comité confédéral (CCN) pour décider du sort du secrétaire général qui refuse de démissionner. Statutairement, seul le CCN peut prendre une décision de destitution, et lui seul peut pourvoir au remplacement d’un secrétaire général défaillant dans l’attente du nouveau congrès. C’est aussi le CCN qui compose la commission exécutive, et le bureau confédéral qui est choisi dans la commission exécutive.
Cette nuance statutaire est importante: un nouveau secrétaire général est forcément choisi parmi les membres du bureau – mais ce choix relève du CCN, qui réunit les 127 secrétaires généraux des fédérations et des unions départementales. Le CCN est difficilement contrôlable par un seul homme…
Finalement, à l’occasion d’une nouvelle commission exécutive tenue le 16 décembre, Thierry Lepaon propose une solution alternative: l’ensemble du bureau actuel doit démissionner et une nouvelle équipe doit être désignée. Cette proposition, qui doit être débattue à la commission exécutive des 5 et 6 janvier, vise à barrer la route à ses opposants et à empêcher un changement d’orientation du syndicat. Elle permet même que Thierry Lepaon se succède à lui-même en attendant le prochain congrès qui pourrait donner lieu à l’élection d’un allié de Thierry Lepaon, comme Philippe Martinez, secrétaire général de la fédération de la métallurgie.
Une contestation interne gonflée à bloc
L’hyopthèse d’une manoeuvre de retournement de Thierry Lepaon n’est donc pas exclue. Toutefois, la fin d’année 2014 a permis à de nombreux opposants de s’épancher. L’opinion interne de la CGT se regroupe aujourd’hui en deux tendances:
– les partisans d’une démission en bloc du bureau, et d’une reprise en main de la CGT par le CCN. On retrouve dans ce courant les cheminots, la métallurgie, des unions départementales historiques comme le Nord;
– les partisans d’une démission du secrétaire général et d’une convocation d’un congrès extraordinaire. Les réunions à venir seront l’occasion de mesurer leur poids véritable.
Dans tous les cas, le ras-le-bol est manifeste et il paraît difficile à la CGT d’éviter, quoiqu’il arrive, une explication de texte.
La cristallisation des anciens
Dans tous les cas, la crise ouverte par Thierry Lepaon est l’occasion de révéler la permanence des tendances historiques de la CGT. Parmi ses adversaires, beaucoup défendent une ligne très favorable à un retour aux fondamentaux de la lutte des classes. Ce retour est évidemment activé par le contexte socio-politique européen: la crise de 2008 et la Longue Dépression qui s’ensuit remet en cause la politique de conciliation avec le “capitalisme” menée depuis les années 90. La crise grecque, qui revient sur le devant de la scène, avec le vent d’espoir soulevé à l’extrême gauche par les discours de Syriza, devrait donner une nouvelle occasion d’en débattre. On notera evc intérêt que cette ligne “dure” ne se contente pas de prôner la lutte des classes. Elle critique vertement le paritarisme comme une forme de collusion destructrice pour les valeurs de la CGT. De façon assez paradoxale, le paritarisme imaginé par le CNR pourrait tomber sous les coups de la CGT beaucoup plus que sous les coups du MEDEF. Notre époque est terriblement déréglée !