Ceci n’aura échappé qu’aux plus distraits d’entre nos lecteurs : afin de protester contre les ordonnances de réforme du Code du Travail, les routiers sont appelés à la grève aujourd’hui par la CGT et FO, après l’avoir été la semaine dernière par la CFDT et la CFTC. Le paritarisme d’ordinaire si paisible des transports routiers est chahuté par le retour de la concurrence sur le devant de la scène.
Des routiers contestataires
Dans le cadre du mouvement de contestation des ordonnances gouvernementales, les syndicats de salariés du secteur des transports routiers se montrent particulièrement offensifs. Toutes les organisations syndicales de la branche : CGT, CFDT, FO, CFTC, CFE-CGC et Unsa, s’opposent au projet gouvernemental et appellent leurs troupes, ainsi que les salariés, à l’action contre ce projet. Une telle levée de boucliers ne se retrouve dans aucun autre secteur d’activité. Un seul élément vient en relativiser la portée : l’absence d’unité syndicale. Alors que la CFDT et la CFTC se sont mobilisées lundi dernier, FO et la CGT l’ont fait jeudi dernier et, surtout, aujourd’hui. La CFE-CGC s’est jointe à la journée de jeudi mais seule l’Unsa a appelé à suivre la CGT et FO en ce lundi 25 septembre.
Afin de convaincre les routiers de suivre leurs mots d’ordre, les responsables syndicaux insistent sur les conséquences des ordonnances pour la profession. S’érigeant contre un “typhon social dans les transports”, la CFDT se veut pessimiste comme rarement : “Mort du contrat de travail ! Précarisation à outrance dans les TPE/PME ! Ruptures conventionnelles collectives ! CDI à durée limitée !”, etc. Plus précise dans ses récriminations, la CGT juge nécessaire de “stopper la marche écrasante et dictatoriale du gouvernement”, qui devrait d’après elle se traduire par une remise en cause, dans la branche, de la durée légale du travail, du seuil de déclenchement des heures supplémentaires, des avantages liés à l’ancienneté ou du fameux congé de fin d’activité.
Des transporteurs qui s’irritent
Confrontés à un mouvement de grogne qui s’emballe et dont il est difficile de prévoir l’évolution, les représentants des employeurs haussent le ton – nous en avons déjà parlé dans nos colonnes. La FNTR et l’Union TLF, deux grosses organisations d’employeurs du secteur, “déplorent” l’appel à la grève et au blocage lancé par la CGT et FO et dénoncent le fait que le secteur des transports routiers se trouve “visé” par ce mouvement. Les deux organisations patronales s’inquiètent de ses conséquences pour le secteur et, plus globalement, pour le pays : “L’activité de notre pays doit être impérativement maintenue. Les organisations professionnelles du transport demandent aux pouvoirs publics que tout soit mis en œuvre dans ce sens”. Jusque-là, rien, certes, d’étonnant.
Plus révélateur : l’Otre, une autre fédération patronale de la branche, estime que la CGT et FO “manient les inexactitudes quand ce n’est pas carrément le mensonge pour exciter les peurs et les inquiétudes des salariés du transport routier”. L’Otre précise sa pensée. “Faire croire aux salariés qu’il existera autant de Codes du travail qu’il y aurait d’entreprises est totalement faux” assure-t-elle. Par exemple, elle affirme qu’il sera “totalement impossible de déroger aux temps de conduite, tout comme aux temps de repos ou de pause”, mais également que les hausses de salaires liées à l’ancienneté, inclues dans les grilles des minima salariaux conventionnels – qui s’imposeront aux entreprises.
Une tradition corporatiste
Au fond, la réaction patronale à la mobilisation des salariés paraît relever d’un sentiment d’injustice, tant il est vrai que la branche des transports se caractérise traditionnellement par un fonctionnement franchement corporatiste. Ainsi, dans le secteur, s’il est un principe qu’aucun employeur ne se permettrait de remettre en cause, c’est bien celui de la nécessité de lutter contre le travail illégal et contre les “excès” du travail détaché. Plus parlant encore : lorsque le gouvernement précédent avait tenté d’instaurer une écotaxe qui aurait largement été financée par les transports routiers, ces derniers n’avaient ainsi guère rencontré de difficultés afin de mobiliser leurs salariés contre la mesure.
Comme suite logique de ces coups de main mutuels, les relations sociales de la branche sont avant tout faites de compréhensions paritaires. Le transport routier, c’est, par exemple, un secteur où l’on sait s’entendre pour établir des règles relativement strictes quant aux salaires minimaux, au temps de travail ou aux primes de nuit, de repas ou d’hébergement. Dans leur communiqué critiquant le mouvement de grève de la CGT et de FO, la FNTR et l’Union TLF n’ont d’ailleurs pas pu s’empêcher de souligner la qualité du dialogue social dans la branche : “en parallèle [au mouvement social] les négociations sur des points importants pour la profession (classifications, formation professionnelle) avancent positivement. Elles se déroulent dans la plus grande sérénité”.
Comme le savent bien nos lecteurs, dans le transport routier, on sait enfin échafauder, avec l’aide du groupe de protection sociale Klesia, une protection sociale complète. Ou verrouillée diraient certaines mauvaises langues (voir ici ou ici). La récente défense, unanime, du maintien du congé de fin d’activité, n’a pas démenti cette ingénierie paritaire en matière de régimes sociaux de branche…
Un rapport complexe à la concurrence
Finalement, le bras de fer entre les organisations patronales et salariales des transports routiers au sujet des ordonnances a le mérite de soulever la question du rapport que le patronat du secteur entretient avec la notion de concurrence. Se gardant bien de prendre ouvertement le parti du projet de réforme du Code du Travail, les représentants patronaux du secteur s’inscrivent dans la droite lignée de la préférence d’une gestion corporatiste – et peu libérale – de la main d’oeuvre. En d’autres termes, les employeurs des transports routiers se plaignent des ravages de la concurrence internationale et du travail détaché tout en renforçant sans cesse le poids des règles conventionnelles.
En réalité, ce paradoxe n’en est pas vraiment un. Les grands groupes du secteur, qui orientent largement la politique conventionnelle de la branche, comptent également parmi les principaux organisateurs de cette concurrence internationale et de ce travail détaché. Elles enrôlent ainsi les TPE/PME du secteur dans un jeu dont elles sont sûres de sortir perdantes.