Combrexelle: le jardinier à la française du droit du travail

Le rapport Combrexelle a beaucoup fait parler de lui, avant même sa sortie, et une lecture attentive de ce document de 134 pages a le mérite de constituer une sorte de balade bucolique, de vagabondage indiscret dans le domaine paysager de la technostructure française. Ce rapport préconise en effet de transformer le bouillonnant espace des branches professionnelles (marquées aujourd’hui par le désordre et les distorsions, avec de petites branches, de moyennes, de grandes branches…) en un tout organisé qui ressemblerait au parc du château de Versailles. La lecture du rapport est donc aussi agréable que la découverte d’un plan de Lenôtre: il nous propose d’imaginer le tout informe, verdoyant, qui existe aujourd’hui sous la forme du futur jardin bien ordonné, rationnel, simplifié et hiérarchisé qui occupe l’esprit de son concepteur. 

Quelle place l’intérêt économique des entreprises y occupe-t-il? C’est évidemment une question annexe… l’essentiel étant que le spectacle soit beau et corresponde aux canons esthétiques définis par la Cour. 

Les troublantes certitudes de Monsieur Combrexelle

Impossible de lire le rapport Combrexelle sans relever les étranges certitudes qui l’émaillent. 

Il faudrait trop de place pour les relever toutes. On notera simplement que l’ensemble du rapport est dicté par la religion du moment, selon laquelle la négociation collective est bonne pour la compétitivité des entreprises. Bien entendu, c’est l’Etat qui doit imposer cette religion à des entreprises chargées d’obéir avec leurs maigres facultés intellectuelles. 

Ainsi, on lit page 27: 

En dépit des efforts convergents des gouvernements et du législateur en faveur de la négociation collective, sans oublier bien sûr et d’abord ceux des acteurs eux-mêmes que sont les partenaires sociaux, le bilan reste mitigé. 

 

Il ne vient bien entendu pas à l’esprit de M. Combrexelle de penser que la négociation collective patine à cause d’une intrusion trop pointilleuse de l’Etat dans ce domaine. Pourtant, il ne manque pas de relever dans son rapport cette phrase d’un DRH (page 33): 

Pour reprendre l’expression du DRH d’un grand groupe, pourtant peu avare d’avancées sociales et de réflexions sur l’emploi des jeunes : « on a tellement eu l’habitude que les ministres successifs du travail nous disent ce qu’il faut négocier, comment il faut négocier et quand il faut négocier que la négociation n’est plus pour nous un enjeu de management sur lequel il convient de réfléchir et de bâtir une stratégie de ressources humaines : c’est devenu une obligation administrative au même titre qu’une formalité à remplir ». 

 

Au lieu d’en tirer la conclusion que l’Etat devrait cesser de réglementer à tout va un espace collectif qui se porterait mieux en s’organisant seul, Combrexelle propose pourtant d’épaissir la réglementation en créant par exemple une obligation de négocier la responsabilité sociale de l’entreprise. Pour ceux qui avaient imaginé que la mission du conseiller d’Etat consistait à proposer une simplification, cette seule proposition montre bien l’ampleur du malentendu. 

La religion du dialogue social

De toute façon, le rapport a décidé d’imposer ses vérités officielles, celles qu’on entend sous les lambris du Conseil d’Etat et qui n’appellent aucune discussion, puisqu’elles sortent toutes de la cuisse de Jupiter. Par exemple (page 50): 

Pour reprendre une expression utilisée dans le monde de l’entreprise, il y a « un retour sur investissement » pour le dirigeant qui engage résolument et loyalement son entreprise dans la voie de la négociation avec les syndicats. 

 

Alors que, dans les pages qui précèdent ce passage, le rapporteur souligne que des études anglo-saxonnes n’ont pas permis de prouver la suprématie de la négociation collective dans la performance de l’entreprise, ce type d’affirmation laisse un peu perplexe. On voit bien que, sous couvert de laisser de la marge aux partenaires sociaux, c’est une idéologie de la négociation à tout prix qui s’impose. Il faut négocier tous azimuts, parce que c’est bien de négocier. 

L’immobilisme érigé au rang de dogme

Puisque le dialogue social, c’est bien, il faut donc dialoguer à tout va, et tout spécialement dans les ubuesques instances actuelles. 

Alors que de nombreux acteurs économiques attendaient une inversion de la hiérarchie des normes, et plus particulièrement une mise en exergue des accords d’entreprise au détriment des autres niveaux, le rapport Combrexelle assène ses vérités sorties de nulle part, qui concourent toutes à disqualifier cette inversion. Par exemple (page 53): 

Aucun responsable n’envisage sérieusement de supprimer dans notre droit du travail l’accord de branche. 

 

On retrouve bien ici le mode de “pensée” du conseil d’Etat. Quand il s’agit de présenter l’opinion d’un conseiller d’Etat comme une vérité universelle n’appelant aucune discussion, nul n’est besoin de recourir à des arguments rationnels. Il suffit d’utiliser l’argument d’autorité: “aucune personne responsable ne dit ceci, donc ceci n’est pas inclus dans la discussion”. C’est la paresse de notre technostructure qui considère ses certitudes échangées dans son entre-soi comme des vérités irréfragables qu’il serait désobligeant (ou contraire à l’étiquette de la Cour) de mettre en débat. 

Combrexelle propose donc de réduire la place des accords d’entreprise à la portion congrue, au bénéfice d’une dynamique renouvelée de négociations de branches qui seraient toute puissante. C’est absurde, c’est unilatéral, ce n’est en aucun cas le reflet du souhait des entreprises, mais comme c’est décidé par un conseiller d’Etat entouré d’universitaires, c’est forcément très intelligent et très vrai. 

La question des TPE

Le rapport propose même d’aller plus loin en mettant en place des accords types de branche avec quelques cases vides qui n’auraient plus qu’à être remplies dans les TPE. Ainsi, page 97, on lit: 

Au surplus, il peut être intéressant pour la TPE d’avoir une organisation du travail qui résulte d’un accord au plus proche du milieu du travail. Comme il a été indiqué, ce pourrait être le rôle de la branche que de proposer ces accords d’entreprise clefs en main dans le cadre de sa mission renforcée de prestation de services à l’égard des TPE. Ces accords type devraient mentionner les zones de choix possible. Ils devraient être nombreux et correspondre à la diversité des entreprises en fonction de leur taille et de leur activité. Pour être très concret, il y aurait un accord type, par exemple, pour le garage de réparation automobile, la blanchisserie, la boulangerie, la petite entreprise de maçonnerie, le café-restaurant, le cabinet médical, etc. 

Dès lors que la structure et l’essentiel des équilibres de ces accords auraient été préalablement négociés entre syndicats et organisations patronales au niveau de la branche, il pourrait être laissé à l’employeur la liberté d’en définir certains paramètres avec les salariés. 

 

On ne pouvait imaginer de réduction plus drastique de la place de l’accord d’entreprise dans un rapport supposé lui élargir ses horizons. Et là encore, il faut une bonne dose d’audace, assez proche de celle de Bouvard et de Pécuchet d’ailleurs, pour expliquer qu’un accord-type défini au niveau d’une branche résultera “d’un accord au plus proche du milieu du travail”. Pour soutenir avec autant de péremption une absurdité pareille, il faut complètement ignorer que la plupart des négociateurs de branche ne mettent jamais les pieds dans une entreprise, ou très rarement, et ne souhaitent surtout pas y retourner. 

La place de l’Etat exclue du rapport

Le même esprit assertorique inspire les considérations sur l’Etat, dont le verbatim suffira à montrer que Combrexelle a systématiquement fermé les portes qu’il aurait pu ouvrir. 

Page 69: 

l’État doit bien évidemment garder ses missions régaliennes et son rôle d’accompagnement dans la limite des moyens notamment humains dont disposent les services du ministère du travail. 

 

“Bien évidemment” signifie ici “circulez, y a rien à discuter” – l’évidence du Palais Royal constituant là encore une vérité scientifique qui n’a pas besoin d’être ni démontrée, ni discutée. 

Page 70: 

La question du principe de l’extension peut donc se poser du point de vue économique et théorique : mais tant qu’il n’y aura pas eu une restructuration profonde des branches, l’extension doit, à l’évidence, être maintenue. 

Lorsque il n’y aura plus qu’une centaine de branches, disposant, tant côté syndical que côté patronal, de la capacité de structurer les secteurs dont elles ont la charge, les modes d’intervention de l’État pourront être revus et allégés en s’inspirant du dispositif qui sera applicable aux accords d’entreprise. 

Mais sur ce point, il doit être clair que la balle est d’abord dans le camp des partenaires sociaux et non dans celui de l’État. 

 

Là, on est sidéré. L’Etat pose unilatéralement le principe selon lequel il faut une centaine de branches en France… et les partenaires sociaux n’ont plus qu’à faire. Tant qu’ils ne l’auront pas fait, l’Etat maintiendra sa tutelle sur la négociation collective par la mécanique dite de l’extension qui étend à toutes les entreprises d’un secteur (même les non adhérentes à un organisation patronale signataire de l’accord) les effets de cet accord. 

On note au passage que la fusion des branches a un objectif avoué: “structurer les secteurs” économiques. 

Vers un jardin à la française

Restructurer l’économie française autour d’une centaine de branches totalement hors sol mais contrôlées par l’Etat, telle est la vision cachée de notre jardinier républicain. Sous couvert de rapprocher le droit du travail et les entreprises, c’est en réalité une vaste opération de bureaucratisation qui se prépare. Des négociateurs répartis dans une centaine de branches regroupant 3 millions d’entreprises auront la faculté de négocier des accords-types (fictivement présentés comme proches du terrain) que les petites entreprises n’auront plus qu’à compléter. 

Ainsi l’économie française ressemblera-t-elle au parc du château de Versailles, avec ses grandes allées et ses bosquets bien rangés dont pas une feuille ne dépasse. 

Chacun a bien entendu compris l’imposture profonde de la mission Combrexelle: sous couvert de donner du lest aux entreprises, il s’agit en réalité de les étouffer dans un tout coupé au cordeau où seuls les représentants des grands groupes auront droit au chapitre. Les petits pourront juste remplir des cases laissées vides par des négociateurs parisiens totalement inconnus d’eux et ignorant même tout de leur métier. Le regroupement des branches obligera en effet à faire négocier des accords pour des entreprises aux métiers très différents. 

Le jardin à la française de M. Combrexelle est en réalité un jardin hors sol: il se propose de construire une économie de la négociation collective totalement coupée des réalités. Il faut ici saluer le génie du rapporteur: il transpose à la négociation collective les principes de l’hydroponique qui font le bonheur des cultivateurs de cannabis. On regrettera simplement que ce génie créateur, pétris à chaque page de ses évidences mystiques, se fasse, une fois de plus, au détriment des entreprises qui font la croissance. 

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