Le CHSCT* peut recourir à un expert même si l’employeur l’a déjà fait. La Cour de cassation juge que ce n’est pas parce que l’employeur a sollicité une expertise en vue de régler les situations de stress et de souffrance au travail de ses salariés que le CHSCT ne peut pas faire appel à un expert indépendant chargé d’analyser les mêmes problèmes (Cass. soc., 26 mai 2015, n° 13-26.762, inédit).
Cette décision récente de la chambre sociale nous donne l’occasion de revenir brièvement sur les règles applicables en matière de recours à un expert par le CHSCT.
Les dispositions légales encadrant le recours à un expert agréé
Dans le cadre de ses missions, le CHSCT est doté d’un certain nombre de prérogatives. L’institution, telle qu’organisée par le législateur, est chargée de contribuer à la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs, de contribuer à l’amélioration des conditions de travail, et de veiller à l’observation des prescriptions légales prises en ces matières. A ces effets, le CHSCT peut être amené à solliciter l’avis d’experts extérieurs à l’entreprise. Etant précisé que la décision de recourir à un expert prise par le CHSCT dans le cadre d’une consultation sur un projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité, constitue une délibération sur laquelle les membres élus du CHSCT doivent seuls se prononcer en tant que délégation du personnel, à l’exclusion du chef d’entreprise, président du comité (Cass. soc., 26 juin 2013, n° : 12-14.788, FS-P+B, SA société Air France KLM c/ CHSCT société Air France Toulouse établissement 23 et a.).
Aux termes de l’article L. 4614-12 du code du travail, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail peut faire appel à un expert agréé dans deux hypothèses : 1° Lorsqu’un risque grave, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l’établissement ; 2° En cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, prévu à l’article L. 4612-8.
Se pose donc la question relative à l’interprétation du « risque grave constaté dans l’établissement » et du « projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail », tous deux ouvrant droit pour le CHSCT au recours à un expert, dont les frais d’expertise seront à la charge de l’employeur (Art. L 4614-13, C. trav).
La notion de risque grave constaté dans l’établissement
Il appartient au juge de vérifier la réalité du risque grave justifiant le recours à l’expertise, il doit apprécier dans leur ensemble les éléments de fait susceptibles de caractériser un tel risque. Toutefois, sauf abus manifeste, le juge n’a pas à contrôler le choix de l’expert auquel le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail a décidé de faire appel dans le cadre du pouvoir qui lui est donné par l’article L. 4614-12 du code du travail (Cass. soc., 26 mai 2015, n° : 13-26.762, inédit).
Le risque grave constaté dans l’établissement peut procéder de situations de stress et de souffrance au travail relevées par le CHSCT, en raison de leur nature et de leurs conséquences. Le comité peut, le cas échéant, décider de recourir à une mesure d’expertise afin de réaliser une étude sur l’exposition des salariés aux risques psychosociaux au sein de l’établissement.
En matière probatoire, le CHSCT qui se fonde sur le risque grave, devra justifier d’éléments objectifs susceptibles de caractériser un risque avéré, à défaut, les juges pourront annuler la délibération (Cass. soc., 14 nov. 2013, n° : 12-15.206).
En revanche, si les dysfonctionnements allégués ne sont que ponctuels et ne concernent par exemple qu’un salarié confronté à une décision de réorganisation mal comprise, et que la direction prend des mesures de prévention des risques psychosociaux, comme la présence d’un médecin du travail, d’une infirmière ou d’une psychologue, les juges pourront constater l’absence de risque grave identifié et actuel (Cass. soc., 19 mai 2015, n° 13-24.887, FS-P+B, CHSCT de l’établissement Auchan de Louvroil c/ Sté Auchan France). Il n’y a pas non plus de risque grave identifié et actuel dès lors que l’événement, motivant selon le CHSCT la décision de recours à l’expert, n’est que ponctuel et qu’il fait l’objet de procédures de sécurité mises en œuvre par l’employeur ayant efficacement fonctionné. Ainsi en est-il du déraillement de deux wagons d’un train de marchandises, suite auquel la SNCF a mis en œuvre des procédures de sécurité efficaces (Cass. soc., 26 juin 2013, n° : 12-14.753).
La mise en œuvre par l’employeur d’une politique de gestion affectant de façon importante les conditions de travail est susceptible de caractériser l’existence d’un risque grave au sens de l’article L. 4614-12 du code du travail. De nombreuses procédures disciplinaires engagées, des relations sociales très tendues au sein de l’entreprise et des statistiques relatives aux accidents du travail montrant un taux anormalement élevé d’incidents sur les lieux de travail, sont autant d’éléments autorisant le CHSCT à recourir à un expert (Cass. soc., 18 déc. 2013, n° i: 12-21.719, inédit).
Dans une hypothèse où plusieurs salariés relataient des situations de souffrance au travail allant du mal-être dépressif à des tentatives de suicide en suite de certaines pratiques managériales brutales et où l’inspecteur du travail, après avoir alerté l’employeur sur une possible situation de souffrance au travail et l’avoir interrogé sur les mesures qu’il envisageait de mettre en œuvre afin de prévenir efficacement toute dérive, par une lettre du 6 août 2012, avait dans une lettre ultérieure déploré que la société Auchan France s’inscrive dans une situation de déni de toute problématique psychosociale, les juges ont pu caractériser l’existence d’un risque grave et valider la délibération du CHSCT de recourir à un expert (Cass. soc., 19 nov. 2014, n° : 13-21.523, inédit). Permet également de caractériser un risque grave au sens de l’article L. 4614-12 du code du travail, l’alourdissement de la charge de travail consécutif à des réductions d’effectifs et à l’ouverture de nouvelles agences ainsi que les modifications profondes dans l’organisation du travail liées à la mise en place d’un nouveau système informatique ayant d’importantes répercussions sur l’état de santé des salariés caractérisées par une augmentation sensible des absences au travail, des situations de stress et des syndromes dépressifs qui avaient vivement alerté le médecin du travail (Cass. soc., 26 janv. 2012, n° : 10-12.183). En revanche, la décision de recours à l’expert, motivée selon le CHSCT par l’existence d’un climat de stress généralisé, mais consécutive à un événement isolé ayant conduit à ce que les services de police procèdent dans les locaux de l’établissement à une fouille d’une caissière, événement qui à lui seul ne caractérisait pas un risque grave, doit être annulée par les juges du fond (Cass. soc., 10 mai 2012, n° : 10-24.878, inédit).
Un risque grave pour la santé des salariés a aussi pu résulter du mauvais fonctionnement des systèmes de climatisation et d’aération des locaux de l’entreprise. Dès lors que les dysfonctionnements entraînent des plaintes des agents (maux de tête, maux de gorge, vertiges, sensations de nausée, difficultés pour respirer faute de renouvellement de l’air, températures trop basse ou trop élevées, soufflerie trop forte, évacuation des poussières de split dans les faux plafonds) et qu’en outre une pétition est signée par 67 salariés, que deux salariés ont exercé leur droit de retrait, que quatre salariés produisent des attestations faisant état des maladies qu’ils subissent, la décision du CHSCT de recourir à une expertise est parfaitement justifiée (Cass. soc., 9 juill. 2014, n° : 13-14.468, inédit).
Caractérise l’existence d’un risque grave et actuel justifiant une mission d’expertise, l’exposition sur un site pendant près d’un an de quatre-vingt salariés d’une société ayant abrité autrefois une société classée SEVESO II, et dont une partie du site était marquée par des composés organiques volatiles ; sans que l’employeur n’ait jamais informé les salariés ou le CHSCT de l’existence de ces éléments polluants (Cass. soc., 7 mai 2014, n° : 13-13.561). De même il existe un risque grave d’atteinte à la santé des salariés en cas de sérieux risques de pollution accidentelle par vaporisation de substances chimiques contenues dans une huile de moteur potentiellement neurotoxiques, justifiant le recours à l’expertises (Cass. soc., 19 déc. 2012, n° : 11-11.799, inédit). En revanche, la possibilité reconnue au CHSCT d’avoir recours à un expert en risques technologiques ne peut résulter de la seule activité soumise à la législation sur les installations classées, il appartient au CHSCT de rapporter la preuve de l’existence d’un danger grave. (Cass. soc., 15 janv. 2013, n° : 11-27.679, FS-P+B, CHSCT de la SAS Lyondell Chimie France c/ SAS Lyondell Chimie France).
Sur le projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail
Le projet doit être de nature à modifier les conditions de santé et de sécurité des travailleurs ou, celui-ci doit affecter leurs conditions de travail. Mais c’est l’adjectif « important » qui prête le plus à discussion, la Cour de cassation s’attache depuis quelques années à en préciser les contours.
La Haute juridiction contrôle les juges du fond, ceux-ci ne devant pas fonder leur appréciation sur le seul nombre de salariés concernés par le futur projet. Cette modification doit entraîner des répercussions importantes sur les conditions de travail de ces salariés en termes d’horaires, de tâches et de moyens mis à leur disposition (Cass. soc., 8 fév. 2012, n° : 10-20.376). Tel n’est pas le cas du projet consistant uniquement à déployer de nouveaux logiciels et à fournir aux salariés occupant des fonctions de consultants dans les entreprises clientes des ordinateurs portables (même arrêt). Jugé également, que le projet qui consistait uniquement en l’implantation d’une version améliorée d’un logiciel déjà en application dans les unités d’intervention, n’étant susceptible d’avoir une influence sur les conditions de travail qu’en raison de l’apprentissage, d’une durée limitée, de cette nouvelle technique par les salariés concernés, ne constituait pas un projet important au sens de l’article L. 4614-12 du code du travail (Cass. soc., 4 mai 2011, n° : 09-67.476).
Un projet est suffisamment important et de nature à affecter les conditions de travail des salariés concernés, dès lors que le dispositif envisagé par l’employeur a pour objet de contrôler l’activité des machinistes receveurs en les exposant à des sanctions disciplinaires dépendant du résultat de tests de dépistage de stupéfiants effectués sans intervention médicale (Cass. soc., 8 fév. 2012, n° : 11-10.382).
En présence de plusieurs CHSCT dans l’entreprise, chaque institution veillera à ne pas initier une expertise indépendante qui aurait déjà été réalisée à la demande du CHSCT « national » institué conventionnellement au niveau de l’entreprise, a fortiori si l’expertise envisagée devait porter sur les mêmes points traités par la précédente expertise (Cass. soc., 4 déc. 2013, n° : 12-22.350).
En résumé, le CHSCT qui envisage de délibérer sur une éventuelle mission d’expertise portant sur l’étude d’un “risque grave” ou d’un “projet important”, sera bien avisé de réunir tous les éléments objectifs qui permettront, le cas échéant, d’étayer en droit sa décision. S’agissant du risque grave constaté dans l’établissement, celui-ci devra être identifié et actuel et établi par des éléments probatoires concordants. Quant au projet important, le CHSCT, vérifiera qu’il est de nature à modifier de façon suffisamment conséquente les conditions de santé et de sécurité des travailleurs, ou leurs conditions de travail.
*Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail