Paritarisme : l’AGIRC, là où les vieux ours se frottent le dos

Le paritarisme, bien sûr, existe dans l’intérêt des salariés, de la démocratie sociale, du progrès universel, bla-bla, bla-bla. Mais il n’est pas inutile de donner un petit coup de projecteur sur les échanges de bons procédés qu’il abrite, qu’il permet et même qu’il donne envie de conclure entre gens bien éduqués. L’AGIRC donne un superbe exemple… de ce que j’appellerai ici la version sociale du capitalisme de connivence, et que certains préfèreraient appeler de gênants conflits d’intérêts. 

 

L’AGIRC, le dernier salon où l’on cause

Ceux qui s’intéressent un peu au paritarisme savent pourquoi il a été inventé, historiquement: inspiré du modèle allemand, il sert d’abord à créer une communauté d’intérêts entre représentants patronaux et représentants salariaux. Le paritarisme s’est imposé dans les esprits à partir des années 20, dans les faits à partir des années 50, comme la meilleure riposte à la lutte des classes. Mettre les ours en cage pour qu’ils se frottent le dos bien au chaud et qu’ils oublient la révolution prolétarienne, voilà le remède à nos problèmes sociaux. 

À l’AGIRC, cette fonction a pris toute sa dimension, et les relations entre le président CFDT, Jean-Paul Bouchet, et le président d’honneur, Philippe Vivien, en portent un superbe témoignage. En fouinant sur Internet, c’est même une sorte de profonde histoire d’amour qui s’y dessine. 

 

Jean-Paul Bouchet et Alixio

Rendons d’abord à César ce qui appartient à César, et à Jean-Paul Bouchet, secrétaire général de la CFDT Cadres, ce qui appartient à Jean-Paul Bouchet. Elu début 2012 à la présidence de l’AGIRC, il ne tarde pas à marquer de jolies attentions à tout un tas de gens qui gravitent dans la sphère paritaire. 

En juin 2012, par exemple, sa fédération offre un joli encart publicitaire au cabinet de conseil Alixio : 

 

AGIRC 

 

Cette attention touchante s’expliquerait-elle par le fait qu’Alixio prend alors forme et que son fondateur, Raymond Soubie, ne dédaigne pas un petit coup de pouce pour accélérer son lancement? Accessoirement, Raymond Soubie sort à cette époque du cabinet de Nicolas Sarkozy où il a piloté une réforme de la représentativité avantageuse pour la CFDT, plus quelques petits dossiers où la CFDT n’a pas été maltraitée. Accessoirement aussi, Raymond Soubie est alors membre du Conseil Economique et Social, où il a fréquenté François Chérèque. Le monde est petit… 

En tout cas, quand on sait que la majorité des dossiers traités par Alixio est faite de plans sociaux et de restructurations d’entreprises, la publicité de la CFDT ne manque pas piquant. 

 

Alixio et ses échanges de bons procédés avec la CFDT

Toujours accessoirement, Alixio se fendra d’un recrutement tout à fait opportun en juin 2014: celui de Laurence Laigo, jusqu’alors secrétaire nationale de la CFDT, notamment en charge des droits des femmes et autres marottes à la mode. Eh oui ! Cela sert aussi à ça le paritarisme, mais n’allez surtout pas y voir des conflits d’intérêts. Alixio a recruté Laurence Laigo pour ses seules qualités intrinsèques, et pas du tout pour son carnet d’adresses parmi les délégués CFDT qui pourraient ouvrir les portes de nouvelles commandes, ni pour rendre service à la CFDT en général… 

 

Philippe Vivien et Alixio

Lorsque Jean-Paul Bouchet est élu président de l’AGIRC, il forme un duo avec le vice-président patronal, Philippe Vivien, à cette époque directeur des ressources humaines d’Areva. Chacun sait dans quel état se trouve alors le groupe nucléaire français… Avec intelligence, Philippe Vivien comprend que l’AGIRC constitue un tremplin pour un rebond fructueux dans sa carrière. Or… il connaît déjà Raymond Soubie, puisqu’Altédia, l’ancienne enseigne du conseiller de Sarkozy, avait déjà monté un Plan de Sauvegarde de l’Emploi pour Areva. 

En devenant président de l’AGIRC, Vivien prend évidemment une nouvelle dimension aux yeux de Soubie, pour un poste devenu vacant avec l’arrivée de la gauche au pouvoir. Les directeurs généraux d’Alixio ont en effet profité du jeu de chaises musicales lancé par l’arrivée de François Hollande à l’Elysée. Xavier Lacoste, fabiusien devant l’éternel, fait un périple à la Ville de Paris et à la direction générale de la Fonction Publique avant de décéder douloureusement. Pierre-André Imbert entame une séquence au cabinet de Michel Sapin, alors ministre du Travail, pour finir directeur de cabinet de Myriam El-Khomri, puis inspecteur général des finances au tour extérieur. 

L’AGIRC et Alixio

En février 2013, Philippe Vivien devient directeur général d’Alixio. Il quitte la présidence “normale” de l’AGIRC en 2014, mais en devient président d’honneur. Alixio fait du conseil. Assez curieusement, cette confusion des genres n’empêche pas l’AGIRC de confier un marché de conseil de 100.000 euros à Alixio… Et tout aussi curieusement, la réglementation en vigueur n’interdit pas formellement ce genre d’opération. Elle prend juste soin de préciser qu’une délibération expresse du conseil d’administration doit valider cette “convention” entre le président et les fédérations AGIRC-ARRCO. 

On comprend l’enjeu pour Philippe Vivien d’acquérir rapidement des clients pour développer le cabinet qu’il vient de rejoindre. La méthode paraîtra, néanmoins, aux puristes, assez cavalière (sauf pour les anciens d’Areva, peut-être), et il n’est pas impossible que Raymond Soubie lui-même y ait trouvé quelque inconvénient. 

Les amours entre Alixio et l’AGIRC se renforcent

Dans tous les cas, celui qui est devenu président d’honneur de l’AGIRC n’a pas atténué les amours historiques entre la CFDT et Raymond Soubie, bien au contraire. De toutes parts, les deux univers multiplient les signaux d’amour et de bonheur. 

Par exemple, l’Observatoire des Cadres, créé par la CFDT, a nommé dans le collège CFDT qui le dirige, une salariée d’Alixio: Céline Collot. 

 

AGIRC 

 

Céline Collot est effectivement représentante de la CFDT et conseillère en stratégie sociale chez Alixio. Elle est aussi membre du conseil d’administration de l’ANACT (une agence dédiée aux conditions de travail). Le paritarisme est décidément un monde merveilleux où tout le monde s’aime et se connaît. 

 

Le cas ITG

Plus amusant encore, on retrouve Philippe Vivien et Jean-Paul Bouchet main dans la main au sein de la Fondation ITG, créée par un ancien d’Altedia, Patrick Lévy-Waitz. 

 

AGIRC 

 

Les amateurs de commérages noteront la forte présence d’Alixio dans ce conseil d’administration (on y trouve notamment Danielle Deruy, épouse de Raymond Soubie), mais aussi celle de Franck Morel, du cabinet Barthélémy, qui adore le paritarisme. 

D’ailleurs, tout ce petit monde est officiellement membre de cette fondation: 

 

AGIRC 

 

On s’en amusera, puisqu’ITG est une société de portage salarial pour consultants. Ceux qui connaissent ce secteur savent combien il est à rebours de tous les discours syndicaux et paritaires sur la sécurisation de l’emploi, et on mesure bien comment une fondation où figurent des syndicats peut donner un vernis “social” à un métier qui l’est très peu. 

 

Le cumul des mandats peut-il durer à l’AGIRC ?

Il n’en reste pas moins que ces sphères nous emmènent très loin de l’AGIRC, et l’on peut se demander pour quelle raison un président et un président d’honneur d’une caisse de retraite complémentaire fricotent ensemble dans des structures qui n’ont aucun rapport avec leur mandat, mais auxquelles ils appartiennent pourtant ès-qualité (leur présidence est bien mentionnée dans la présentation de la Fondation). 

On me dira qu’il est parfois difficile de distinguer entre les mandats détenus par une même personne. Et c’est bien le sujet qui nous occupe. Le cumul des mandats ne pourrit pas seulement la vie politique. Il a contaminé le syndicalisme et le champ paritaire, jusqu’à transformer ce dernier en prétexte pour faire des affaires. 

De façon très révélatrice, aucune de ces pratiques n’est punie par la loi. Personne ne s’offusque, en France, de voir un système de retraite complémentaire devenir l’occasion de nouer des relations sur toute une liste de sujets qui n’ont aucun rapport avec la retraite. Comble de l’agacement, toutes ces opérations se feraient au nom de l’intérêt du salarié et de la démocratie sociale. 

Mais quand les clercs comprendront-ils que transformer la démocratie (sociale ou non) en une galerie commerçante est un poison lent, mais infaillible, pour la tuer? 

 

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