En vue d’une refonte du Code du Travail destinée à l’alléger, le Gouvernement a commandé un rapport censé dégager les principes « indiscutables » du Droit du Travail. Les 61 propositions formulées par R. Badinter se veulent prudentes et succinctes. Parmi les principes essentiels, on retrouve évidemment la protection des droits et libertés fondamentaux des salariés. Mais la formulation retenue diffère des dispositions actuelles du Code du Travail, et pourrait amener à repenser les limites de leur liberté d’expression.
Des propositions vagues laissant place aux interprétations
La demande du Premier Ministre était de « définir les principes essentiels du droit du travail », avec certainement l’ambition de les inscrire, à terme, en tête d’un Code du Travail réécrit et allégé, destiné à « encadrer sans contraindre », selon la formule utilisée par R. Badinter. Parmi ces principes directeurs, le Comité pose d’emblée que « la première exigence du droit du travail » est « d’assurer le respect des droits fondamentaux de la personne humaine au travail ». Si les droits et libertés des salariés paraissent être au cœur du rapport, en réalité, il n’apporte aucune nouveauté et reste très vague, se contentant de rappeler des exigences constitutionnelles et/ou européennes.
C’est d’ailleurs une critique qui touche l’ensemble des propositions du Comité. S’il assume parfaitement la concision, il n’en reste pas moins que les formulations très générales des principes ne permettent pas forcément d’en apprécier la portée, d’autant plus que le Comité renvoie régulièrement à la loi le soin de préciser les règles. Ainsi, les principes d’une fixation d’une « durée normale » du travail ou d’une « période d’essai raisonnable » sont reconnus, mais il incomberait au législateur de les déterminer. On comprend dès lors que la portée des 61 principes est bien incertaine … « La Commission Badinter semble avoir décidé de renvoyer tout l’essentiel à d’autres », juge le Pr. E. Dockès [1], qui critique un rapport « léger », « qui a souvent choisi de ne rien dire » pour ne pas froisser.
Le champ des droits et libertés des salariés ne fait pas exception : l’art. 1er rappelle simplement que « les libertés et droits fondamentaux de la personne sont garantis dans toute relation de travail », tandis que l’art. 10 se contente d’imposer à l’employeur d’exercer son pouvoir de direction « dans le respect des libertés et droits fondamentaux des salariés ». Seul l’art. 6 innove quelque peu, en prévoyant la liberté du salarié de manifester ses convictions, « y compris religieuses », qui ne faisaient pas l’objet d’un texte à part jusqu’à maintenant.
A priori, aucune nouveauté du côté du droit d’expression des salariés. Néanmoins, la modification des restrictions possibles à ces libertés n’est pas nécessairement neutre.
Une modification sémantique de l’art. L 1121-1 du Code du Travail ?
Le droit d’expression est l’un des droits et libertés fondamentaux reconnu au salarié, qui englobe « le droit à l’expression directe et collective » des salariés sur « le contenu, les conditions d’exercices et organisation de leur travail » (art. L 2281-1), et son pendant individuel et général, protégé par l’art. 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et l’art. 11 de notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Hors abus, cette protection permet au salarié d’exprimer librement ses opinions au sein de l’entreprise. Elle lui permet également d’exprimer ses avis sur l’entreprise, sans craindre d’être sanctionné pour cela (c’est le « droit de critiquer »). En principe, le pouvoir disciplinaire de l’employeur serait neutralisé.
Néanmoins, dans le cadre de l’art. L 1121-1, la restriction de la liberté d’expression est possible, à condition d’être justifiée par la nature de la tâche à accomplir, et proportionnée au but recherché. On vise en réalité les cas où le droit d’expression dégénère en abus : on sort du champ des libertés fondamentales, et l’employeur retrouve son pouvoir disciplinaire.
La frontière est poreuse, et à chaque nouvelle affaire, la difficulté est de caractériser l’abus et justifier la restriction apportée à la liberté d’expression (le plus souvent, un licenciement disciplinaire). L’utilisation de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs est généralement rédhibitoire. Mais au-delà, les tribunaux vont analyser la répétition des propos, la place dans la hiérarchie de la personne qui les prononcent, le type d’interlocuteur (on sera moins tolérant s’il s’agit de clients), les conséquences sur la réputation et la crédibilité de l’employeur, ou encore leur cercle de diffusion (cerclé privé ou public, avec la problématique, notamment, des réseaux sociaux et d’Internet).
Le rapport Badinter propose de conserver le critère de proportionnalité: mais les restrictions pourront désormais être justifiées par « l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux », ou par « les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise ». Exit donc le critère lié à « la nature de la tâche à accomplir » par le salarié, qui prenait en compte la diversité des situations: désormais, c’est le « bon fonctionnement de l’entreprise » qui est mis sur un pied d’égalité avec le droit d’expression. Et ce n’est pas forcément sans conséquence …
Des restrictions plus larges, motivées par l’intérêt de l’entreprise ?
L’exemple le plus parlant est celui du fait religieux dans l’entreprise, par le prisme du port du voile. Actuellement, son interdiction ne pourrait s’appuyer qu’au regard de « la tâche à accomplir par le salarié », c’est-à-dire pour des exigences liées à la sécurité, l’hygiène ou le contact avec la clientèle (et pas forcément pour l’ensemble du personnel). Avec cette formulation, un règlement intérieur pourrait apporter des restrictions motivées par le « fonctionnement de l’entreprise », critère moins individuel, plus généraliste.
Concernant plus particulièrement la liberté d’expression, elle fait déjà l’objet d’un contrôle approfondi par les juridictions à travers la notion d’abus de droit. Néanmoins, avec le rapport Badinter, il semblerait qu’elle pourrait être plus aisément limitée, dès lors qu’elle heurterait une autre liberté fondamentale (le droit au respect de la dignité de l’employeur, par exemple, y compris pour des propos tenus dans un cercle privé), ou qu’elle viendrait troubler le bon fonctionnement de l’entreprise.
La Cour de Cassation avait estimé que n’abusait pas de son droit d’expression le salarié qui adressait un courriel à son actionnaire majoritaire afin de se plaindre de pratiques et orientations choisies par son employeur [2], ou alertait des autorités de tutelle sur les difficultés rencontrées dans l’exercice de sa profession [3]. Bien que les termes employés ne soient pas répréhensibles, ces pratiques ont nécessairement troublé le bon fonctionnement de l’entreprise. Reste à savoir si désormais, cette liberté d’expression pourra être réduite et les auteurs éventuellement sanctionnés …
[1] Professeur agrégé à Paris X, spécialiste du droit du travail. [2] Ch. Soc., 17 déc. 2014, n° 13-19.659. [3] Ch. Soc., 9 nov. 2009, n° 08-42.806.