Faut-il limiter la rémunération des patrons à 100 SMIC comme le propose l’Appel des 40? On mettra ici à part l’agaçante consanguinité et non-exemplarité des signataires de ce texte mobilisés par Libération (dans une sorte de vivier ou de réserve où ce sont toujours les mêmes qui se retrouvent à agiter les mêmes idées présentées comme nouvelles, inattendues… à peu près aussi inattendues que la moyenne des articles fournis par ce quotidien dont la foi en l’ouverture d’esprit gagnerait à être, de temps en temps, suivie de quelques actes), et on en viendra directement au fait.
Arrogance ou bêtise des patrons?
La question de la rémunération des patrons illustre quand même un étonnant paradoxe.
D’un côté, la presse française est pratiquement tout entière tombée entre les mains du grand Capital, comme disait le vieux Marx. Ceux qui sont visés par l’appel se sont donnés les moyens de mener une lutte idéologique destinée à préserver leurs intérêts. Les lecteurs de ce blog savent que je ne manque jamais de souligner que cette lutte est menée avec la complicité de l’Etat. Les subventions du ministère de la Culture aux danseuses des très riches sont extravagantes: plus de 15 millions d’euros pour le Monde ou pour le Figaro, par exemple.
L’appel des 40 fait vivre l’illusion que le meilleur rempart contre la boulimie des grands patrons s’appelle l’Etat. C’est évidemment une fiction, puisque l’Etat est un instrument entre les mains de ces grands capitalistes pour défendre une stratégie bien pensée: l’Etat finance la “solidarité” qui permet d’acheter l’ordre social en pompant les classes moyennes, mais en exonérant assez largement les plus riches.
Pour que la presse finisse par en appeler à une loi qui changerait la donne et qui plafonnerait les rémunérations des patrons, il faut vraiment que les abus soient grands ou alors la maîtrise de l’information très faible. Ou les deux. Dans tous les cas, on peut penser que les bénéficiaires de ces rémunérations extravagantes sont suffisamment grands pour défendre leur bout de gras tout seuls, et qu’ils n’ont pas besoin de nous pour leur faire l’article.
Que peut-on s’acheter avec 150.000 euros par mois?
Au demeurant, sur le simple plan de l’hygiène de vie, il faut quand même un jour entrer dans les “coulisses” de la richesse et mesurer ce que signifie percevoir une rémunération équivalente à 100 SMIC.
Premier point: l’honnêteté oblige à préciser que 150.000 euros bruts valent environ 120.000 euros nets, soit un disponible mensuel réel d’environ 50.000 ou 60.000 euros, une fois que les impôts sont passés par là. La bonne question est de savoir quel mode de vie on peut avoir lorsque l’on dispose d’une cagnotte nette de 50.000 euros chaque mois…
Pour ce prix, on peut disposer d’un appartement de 400m2, loué 10.000 euros par mois, à Neuilly, sur l’ile de la Jatte. Il reste donc 40.000 euros à dépenser. Comme nul ne sait de quoi demain peut être fait, rien n’empêche de faire un peu d’épargne. Disons qu’une somme de 10.000 euros par mois mise de côté permet de se constituer une petite cagnotte de précaution.
Restent encore 30.000 euros à dépenser. Comme il faut penser à un petit budget vacances, on ajoute 5.000 euros chaque mois dans la tire-lire petit cochon au-dessus de la cheminée pour se payer un peu de bon temps. Un budget annuel de 60.000 euros pour les vacances doit permettre de pourvoir à trois semaines en août et quinze jours en décembre.
Ne restent plus que 25.000 euros à dépenser. On part ici du principe que l’entreprise qu’on dirige pourvoit à la voiture, au chauffeur, au jet privé et autres faux frais. On décide donc, pour vider le portefeuille, d’aller au restaurant deux fois par jour avec sa femme et ses deux enfants. Soit environ 240 repas mensuels à 100 euros par personne. Ah! on atteint maintenant 24.000 euros de dépenses.
Zut! il ne reste plus que 1.000 euros pour les faux frais…
Finalement, c’est quand même un peu juste. Va falloir taper dans les économies pour tenir!
Le patronat peut-il se passer de l’Etat?
Blague mise à part, tout le sujet du grand patronat français tient évidemment à sa capacité à prendre conscience du rôle qui lui incombe dans la société. Nous connaissons tous la litanie sur la rémunération du risque et des responsabilités. Quelle que soit, aux yeux des bénéficiaires de ces rémunérations, la justification de ces choix, aucun patron ne peut prétendre qu’il est à la hauteur de sa mission s’il ne tient pas compte des ressentis de son environnement, et spécialement des ressentis de la société dans laquelle il s’inscrit.
Les grands patrons français ne peuvent donc légitimement ignorer qu’ils sont au pied du mur. Soient ils se décident à respecter de bonne foi le code AFEP-MEDEF qui encadre la pratique des rémunérations, et ils seront globalement à l’abri des intrusions du législateur. Soient ils rééditent les exploits de Carlos Ghosn, qui a fait donner son conseil d’administration contre son assemblée générale d’actionnaires en s’asseyant allègrement sur les prescriptions du code, et le pire est à craindre.
Dans la pratique, les grands patrons donnent le sentiment de ne pouvoir dominer leur cupidité et leurs appétits de pouvoir. Tout en eux appelle à la transgression des règles jusqu’à ce que l’Etat intervienne, sous la pression d’une opinion publique plus ou moins chauffée à blanc par des opportunistes aux visées électorales. C’est regrettable ou non, mais c’est ainsi, et le sens des responsabilités suppose de l’intégrer dans ses anticipations.
Le dilemme des entrepreneurs français
Pour beaucoup d’entrepreneurs français, cette affaire est ennuyeuse parce qu’elle constitue une sorte de douloureuse épine dans le pied. L’immense majorité des patrons français se verse une rémunération bien plus raisonnable, et souvent inférieure à la réalité de la valeur créée par l’entrepreneur lui-même. Le phénomène des rémunérations extravagantes concerne d’ailleurs beaucoup plus des managers, comme Carlos Ghosn, que des créateurs d’entreprise.
Quel camp choisir dans ces injonctions complexes?
Le drame absolu consisterait sans doute à accepter le précédent fâcheux d’une loi fixant la politique de rémunération des entreprises. Chacun sait quand commencent les précédents et nul ne sait où ils se terminent. Statistiquement, il est en tout cas démontré qu’ils se terminent généralement mal pour les petits patrons.
En revanche, tout patron responsable sait qu’il ne sera pas indéfiniment possible de demander des réformes de structure rigoureuses et difficiles sans que les patrons ne fassent la police dans leur rang, et ne s’engagent à respecter les règles qu’ils se sont eux-mêmes fixées. A commencer par la règle première du capitalisme: celle du pouvoir des actionnaires, qui a été bafouée chez Renault.