Dissoudre l’Assemblée Nationale est devenu une étape incontournable pour sortir de la crise ouverte par le discours d’Édouard Philippe sur les retraites. L’apparente concession lâchée samedi n’a en effet pas suffi à arrêter la grève, et tout laisse à penser que le débat parlementaire qui s’ouvrira prochainement sur le sujet n’apaisera guère les tensions. Sans une rebattue des cartes, on voit mal comment la tranquillité publique pourrait revenir. Et le pays ne peut supporter durablement une grève de cette ampleur.
Dissoudre l’Assemblée Nationale est une idée qui s’imposera rapidement d’elle-même tant la situation politique est en passe d’être intenable. Le débat parlementaire devrait en effet importer dans l’hémicycle les tensions que la réforme des retraites crée dans la société française. Le calendrier très serré d’adoption du texte avant les élections municipales devrait déstabiliser le pays en profondeur, avec de probables concessions catégorielles majeures qui choqueront l’opinion.
Une situation techniquement inextricable
Dans la pratique, le gouvernement paie aujourd’hui le prix de sa légèreté technique. Alors que le retour du déficit de l’assurance vieillesse était prévisible depuis au moins deux ans, Emmanuel Macron a fait campagne en assurant qu’il n’existait pas, et qu’aucune mesure paramétrique n’était à prendre pour rétablir les équilibres. C’était évidemment d’une inconséquence totale, mais cela permettait de protéger provisoirement la promesse électorale d’Emmanuel Macron de ne pas toucher à l’âge de départ à la retraite.
Alors que le retour du déficit était parfaitement documenté au début de l’année 2019, pour es raisons là encore de légèreté politique, le gouvernement a fait le choix de ne prendre aucune mesure pour préserver les équilibres financiers dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2020. Il suffisait pourtant de procéder comme Marisol Touraine en reportant de six mois l’indexation des pensions pour n’avoir pas à glisser des mesures paramétriques dans le projet de loi créant le système par points.
Toutes ces occasions ont été manquées pour de mauvaises raisons. Et l’option finalement retenue de polluer une réforme qui produira ses effets dans dix ou vingt ans, par des éléments qui changeront la donne dans des échéances beaucoup plus courtes a produit des effets prévisibles : elle a préempté le débat sur le principe d’un régime universel, et elle a affaibli politiquement le gouvernement comme rarement un gouvernement peut l’être.
En l’état la grève n’est pas terminée, et Édouard Philippe est entré dans une seringue dont il n’est politiquement plus guère possible de sortir.
Vers des mesurettes qui ne satisferont personne
Les solutions « techniques », les ajustements, les resserrements de boulon, pour tenter de sortir de la crise sont bien connus. On va, profession par profession, au nom de la pénibilité, accorder des conditions de départ favorables pour ceux que l’on veut remettre au travail, en espérant que ces concessions suffisent pour casser la grève. Mais c’est un pari, et personne ne peut jurer que la méthode fonctionne.
D’autre part, Édouard Philippe impose aux syndicats de négocier vite une solution dont il a déjà posé les contours. C’est le remake de la négociation sur le chômage, qui consiste à écrire par avance la feuille de route que les partenaires sociaux doivent signer. Il ne faut pas être grand clair pour comprendre que ce jeu peut devenir très dangereux lorsque les Français soutiennent majoritairement la grève. Si, en dehors de la CFDT, les autres syndicats refusent de se prêter à la mascarade, l’effet peut être explosif.
Or, en l’état, le gouvernement ne peut préjuger de ce que sera l’état de l’opinion dans deux ou trois mois. Le pire n’est jamais sûr, mais il est aujourd’hui probable. Édouard Philippe est bourré de qualités, mais il n’est pas l’homme de la négociation collective, et la course qu’il lui reste à courir paraît bien longue et tortueuse pour son esprit direct et concis.
Dans le meilleur des cas, il présentera prochainement un projet de régime universel auquel il aura déjà donné tellement de coups de canifs pour limiter la grogne et les grèves que l’universalité n’abusera plus personne.
Le gros morceau de la fonction publique est à venir
Le gouvernement doit désormais négocier avec ses fonctionnaires pour ne pas les « pénaliser » dans la réforme. L’idée est étrange. On veut réformer, mais on veut neutraliser la réforme pour certains et pas pour d’autres. Cette stratégie débouche sur 500 millions d’augmentation salariale pour les enseignants en 2021, sans contrepartie demandée en termes de productivité. In fine, cette enveloppe augmentera le salaire de chaque enseignant de 50 euros bruts mensuels.
Tout le monde pressent déjà que l’effort ne suffira pas et qu’il faudra lâcher beaucoup plus pour compenser l’abrogation d’un privilège rare : celui d’une retraite calculée dans des conditions extraordinairement favorables. Socialement, l’affaire est ingérable, et le sera d’autant plus que le climat est très dégradé.
Les autres catégories de fonctionnaires demanderont également des mesures de compensation, notamment en termes de pénibilité. Si le gouvernement veut boucler sa réforme dans les délais intenables qu’il s’est fixé, il devra lâcher énormément, ce qui choquera l’opinion, ou il devra affronter la colère de ses fonctionnaires. L’acuité du dilemme devrait atteindre une profondeur particulièrement dangereuse.
Dissoudre l’Assemblée Nationale
Une fois de plus, Emmanuel Macron croit que les solutions aux problèmes politiques sont techniques. Et cette erreur persistante lui coûte de plus en plus cher.
On l’a vu avec les Gilets Jaunes : face à l’obstacle, Macron se tait et perd ses moyens. La même déroute se produit aujourd’hui. Logiquement, le Président devrait s’emparer du sujet des retraites et expliquer clairement aux Français qu’il a eu tort de mêler dans le même texte des problèmes de court terme (dits paramétriques) et des problèmes de long terme (dits systémiques). Après tout, la réforme des retraites faisait partie de son programme, et c’est lui qui a choisi d’en faire la mère de toutes les batailles, quand le bon sens recommandait de surseoir et de renvoyer le sujet à un second quinquennat. C’est donc à lui d’assumer.
Mais il se tait, livrant son Premier Ministre en pâture à la meute, en ayant pris soin de l’attacher à un piquet.
Il est urgent de sortir de cette confrontation redoutable, car nul ne sait comment cette affaire peut tourner. Et il est acquis que, à long terme, le gouvernement sortira aussi affaibli que le pays tout entier de cette confrontation sans ouverture d’horizon. La seule réponse sage est aujourd’hui de rebattre les cartes et de se redonner de l’air en congédiant Édouard Philippe et en dissolvant l’Assemblée, comme Chirac l’avait fait. Ce qui lui avait permis d’être réélu cinq ans plus tard…