L’étatisation de la médecine, telle qu’elle est pratiquée en France, constitue une bonne illustration de l’absurdité du monopole de la sécurité sociale. Les négociations qui se terminent aujourd’hui entre syndicats de médecins et assurance maladie soulignent une nouvelle fois les dysfonctionnements de cette forme dégradée de protection sociale appelée régime unique (et monopolistique).
Un système de prix réglementé
C’est l’histoire d’un serpent qui se mord la queue. La sécurité sociale est monopolistique, donc elle fixe des tarifs obligatoires pour les prestations qu’elle rembourse. Et comme les médecins acceptent ce monopole sans broncher, ils acceptent aussi la fixation de leurs tarifs par la sécurité sociale.
Historiquement, la médecine française glisse chaque année un peu plussur la pente dangereuse de la fonctionnarisation. Le phénomène est antérieurement dû au monopole de la sécurité sociale, qui ressemble, sur ce point, au National Health Service britannique.
La naissance d’un régime unique d’assurance maladie, en 1945, s’est immédiatement accompagnée d’un tarif opposable sur la base duquel la sécurité sociale fondait ses remboursements médicaux. Peu à peu, ce tarif unique pour rembourser est devenu « dépassement d’honoraire ». Le glissement sémantique est important: il montre que peu à peu la sécuritésociale a considéré que sa base de remboursement devenait une obligation collective. Un décret de 1960pose le premier encadrement de ces dépassements. Les tarifs médicaux deviennent alors plafonnés par arrêté ministériel. La loi Teulade de 1993 invente les « objectifs conventionnels », suivie de l’ordonnance Juppé qui modifie les sanctions applicables en cas de dérapage des objectifs de dépense.
Entre les deux systèmes, toutefois, existe deux différences importantes: l’un est financé par l’impôt, alors que le système françaisest encore largement financé par des cotisations. L’un a introduit des mécanismes de concurrence quand l’autre les bannit de plus en plus.
Naissance de la corporation des médecins
Perdus dans le dédale d’une machine bureaucratique qui s’est mise en route (et qui carbure au diesel, d’où des évolutions lentes, insensibles, mais très polluantes), les médecins n’ont pas forcément eu clairement conscience tout de suite de la seringue dans laquelle ils étaient entrés. La logique de l’Etat était, dans cette affaire, implacable, pourtant. On impose un monopole de financement des soins. On crée des tarifs opposables, qui peu à peu ont force de loi. Puis on écrète progressivement les têtes qui dépassent. Et surtout on crée la comitologie qui va bien pour gérer un système devenu un simple appendice de la direction de la sécurité sociale, au ministère de la Santé.
Cette comitologie est bien connue: elle repose sur des syndicats de médecins plus ou moins stipendiés par le gouvernement. Leur mission est simple: garder le camp et y faire régner l’ordre à la place des gardiens officiels. Et c’est ainsi que la sécurité sociale a fait rentrer au chausse-pieds des médecins qui n’ont plus de libéraux que le nom dans des corporations d’Ancien Régime, qui sont aussi ses troupes supplétives.
Corporation des médecins ou des marchands de tapis?
Pour illustrer le tragi-comique de cette situation, on mentionnera seulement que les syndicats de médecins se livrent aujourd’hui à un exercice digne d’une médina de la province tunisienne. Alors que l’assurance-maladie propose une revalorisation des consultations généralistes à 25 euros en deux tranches, les syndicats de médecins négocient âprement la revalorisation en une tranche.
Les syndicats de médecins se livrent à des guerres picrocholines pour obtenir les meilleurs scores aux élections. On s’intéressera tout particulièrement à la CSMF et à MG, qui rivalisent d’ingéniosité pour capter des voix aux élections.
Sur le fond, il est assez ahurissant de voir comment la bureaucratie issue des cogitations du gouvernement profond en 1945, est parvenue à embrigader dans une servitude presque totalement volontaire toute une profession dont la vocation est la recherche et le service aux patients.
Pourrait-on faire autrement?
Si l’on admet l’hypothèse que l’accès de tous aux soins utiles et de qualité est un objectif collectif à poursuivre, il faut évidemment se demander comment nous pourrions parfaire notre organisation pour en optimiser la performance. Le système actuel poursuit en effet un objectif d’accès de tous aux soins, mais il ne privilégie ni les soins utiles (l’hypocondriaque dépendant de prescriptions quotidiennes payant le même prix que le patient responsable), ni les soins de qualité (notamment en sclérosant la médecine de ville par des rigidités qui désincitent à la qualité). Il faut donc le corriger.
Il serait trop long ici de décrire par le menu à quoi ressemblerait la médecine de ville sans monopole de la sécurité sociale. En revanche, trois pistes peuvent être posées.
Premièrement, la fin du monopole de la sécurité sociale permettrait de différencier les tarifs de consultation, et donc de redonner des marges de manoeuvre aux médecins de ville. Ces différences de tarifs pourraient être optimisées par la mise en place de contrats libres d’assurance santé qui permettraient à chaque patient de choisir la formule qui lui convient le mieux. Ce système pourrait être financé en tout ou partie par le revenu universel.
Deuxièmement, la fin du monopole doit favoriser une meilleure répartition des médecins en France en luttant contre les déserts médicaux. Pour ce faire, les médecins pourraient entrer dans des négociations individuelles avec des assureurs pour obtenir des compensations intelligentes à leur installation dans des déserts médicaux.
Troisièmement, la fin du monopole doit s’accompagner d’une réintermédiation entre les patients et les médecins. Aujourd’hui, la sécurité sociale maintient la fiction d’une parfaite interchangeabilité des médecins entre eux. La transparence sur les données de santé permettrait de sortir de ce mythe.