Cet article a été publié sur le site du syndicat de salariés FO
Pas moins de 30% des emplois du secteur des services sont aujourd’hui potentiellement délocalisables, alerte El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine et auteur de Mondialisation et délocalisations des entreprises. Lui qui étudie depuis vingt-cinq ans l’évolution des délocalisations et leurs effets sur l’emploi souligne une fois encore la nécessité que les pouvoirs publics anticipent les chocs
. De plus, il pointe un autre type de délocalisations dont on parle moins parce que l’effet se révèle moins brutal et moins immédiat : des entreprises, sans toucher directement à leur production en France, vont en implanter de nouvelles ailleurs, à la recherche de nouveaux marchés… Fuyant une demande de plus en plus atone en Europe.
Selon les données macro-économiques les délocalisations ont peu d’effets sur l’emploi. Ce n’est pas la perception que nous en avons. Comment expliquez-vous ce décalage ?
El Mouhoub Mouhoud : Effectivement, moins de 5% des destructions d’emplois s’expliquent par des délocalisations liées à la recherche d’un coût de main-d’œuvre plus bas. L’essentiel des suppressions d’emplois est en réalité dû aux gains de productivité, eux même réalisés grâce au progrès technique, à la robotisation, c’est-à-dire à la substitution du capital au travail, à la rationalisation des processus de production, à l’automatisation… C’est majoritairement l’innovation technique et organisationnelle dans le processus de production qui réduit l’emploi. Mais si vous observez en détail les 322 zones d’emplois recensées par l’Insee, certaines, spécialisées dans des activités manufacturières facilement délocalisables, sont extrêmement vulnérables et les chocs localisés peuvent être très forts. Quand ces zones sont touchées, elles le sont à des niveaux de destruction d’emploi massifs, même si cela n’est pas visible au niveau macro-économique parce qu’elles sont peu nombreuses et que les effets des délocalisations sont donc très ciblés.
Depuis 25 ans que vous étudiez l’évolution des délocalisations et des relocalisations, avez-vous tout de même constaté une accélération des délocalisations ?
El Mouhoub Mouhoud : Oui bien sûr, même si cela n’empêche pas que les délocalisations destructrices d’emplois restent minoritaires, on sait à peu près à quel moment elles ont commencé à s’accélérer en France : à la fin des années 1990, au moment où l’on a cessé toute aide publique aux secteurs traditionnels, en relation avec les traités européens. Avec l’unification du marché unique et ensuite le monnaie unique, il n’a plus été possible ni de dévaluer pour gagner des gains de compétitivité, ni d’aider les entreprises par des subventions et donc effectivement des entreprises ont compensé en délocalisant. Mais cette accélération est aussi due à des phénomènes de mimétisme, de mode en quelque sorte, les entreprises françaises ont ainsi voulu faire comme les entreprises allemandes dans un contexte différent. Elles ont imité à contre-courant.
Les théories économiques prévoient des mécanismes qui compenseraient à plus ou moins long terme les effets destructeurs des délocalisations sur l’emploi. Fonctionnent-ils vraiment ?
El Mouhoub Mouhoud : La compensation en termes de mobilité du travail ne fonctionne pas parce que, moins on est qualifié moins on peut être mobile et plus on a du mal à retrouver un emploi ; il n’existe pas une vraie politique du droit à la mobilité, avec des garanties pour les salariés en matière de formation, de droit au logement… La compensation en termes d’amélioration de la compétitivité, potentiellement créatrice de nouveaux emplois, ne fonctionne pas non plus. Bon nombre d’entreprises, qui font fabriquer leurs produits à l’étranger et les réimportent pour les vendre ici, préfèrent en effet profiter du moindre coût de production pour augmenter leurs marges plutôt que pour baisser le prix de vente du produit. Et La troisième compensation prévue par les théories économiques, celle de la compensation intersectorielle, avec un déplacement des emplois du secteur manufacturier vers celui des services, ne fonctionne plus. Historiquement, l’industrie a été le réceptacle des emplois perdus dans l’agriculture, puis les services ont été celui des emplois perdus dans l’industrie : 75% des emplois aujourd’hui sont dans les services. Mais maintenant on arrive au bout de cette logique.
Faut-il s’attendre à une vague de délocalisations dans les services, plus forte que celle subie dans l’industrie ?
El Mouhoub Mouhoud : Il me semble, oui, pour une raison très simple : les coûts de transaction (droits de douane, transport) qui limitent les délocalisations dans l’industrie n’existent pas pour les services. Avec l’avènement des technologies de l’information et de la communication vous pouvez faire faire de la prestation de service à distance sans que cela ne coûte rien : de la saisie informatique, des travaux juridiques, et même de la lecture de radiologies en médecine… Vous pouvez délocaliser aussi bien des emplois qualifiés que non qualifiés. On peut faire travailler des ingénieurs, portant des tâches routinières, qui sont en Inde sans frais supplémentaires. Même le service public est concerné. Les tâches aujourd’hui potentiellement délocalisables dans les services représentent au total 30% des emplois du secteur. Elles se concentrent bien sûr dans les services supports aux entreprises dont les emplois sont facilement délocalisables parce que peu ou moins qualifiés, comme, typiquement, dans les centres d’appels. Mais on voit que quelques entreprises délocalisent même les services de la connaissance (R&D, marketing, publicité…), qui pourtant ne sont pas considérés comme délocalisables car ils exigent une haute qualification et la proximité de bassins de chercheurs, d’universités.
Le fait que les entreprises y perdent en qualité et donc en compétitivité ne peut-il pas être un frein à des délocalisations massives ?
El Mouhoub Mouhoud : Même s’il y a encore des problèmes, les entreprises se perfectionnent et contrôlent de mieux en mieux la qualité du service rendu ! De surcroît, plus les gens seront formés à l’utilisation de services en ligne, plus cela va se développer.
Pourquoi certaines entreprises relocalisent-elles ?
El Mouhoub Mouhoud : Soit elles ont échoué sur la qualité du produit final, soit elles peuvent désormais automatiser leur production dans leur pays, ou tout au moins leur zone, d’origine, soit les coûts de transport ont augmenté, soit les deux. Elles reviennent aussi parce que les coûts salariaux en Asie ont augmenté sans que la productivité suive alors qu’ils ont été comprimés en Europe et aux États-Unis où la productivité a augmenté ! Mais ce qu’il faut surtout retenir c’est que quelques-unes anticipent et renoncent à délocaliser, ce qui montre que la non délocalisation est une option plus efficace dans bien des cas.
Les pouvoirs publics ont-ils un rôle à jouer ?
El Mouhoub Mouhoud : Avec une bonne radioscopie des territoires, en profondeur, –et c’est le but de notre étude à paraître dans la Revue Economie et Statistique de l’Insee (voir encadré en bas de page)– on peut anticiper, au lieu d’intervenir après coup comme ils le font ! Il faut investir dans l’éducation, la formation de la main d’œuvre sur place, pour la rendre plus qualifiée, moins vulnérable. Il faut mettre en place une vraie politique du droit à la mobilité, en matière de droit au logement par exemple. Pour l’instant les travailleurs touchés restent verrouillés sur place, sans solution. Les perdants restent les perdants dans cette mondialisation. Le problème aujourd’hui, dont les syndicats doivent d’ailleurs se saisir, est qu’il n’existe pas de politique d’anticipation des chocs. Les gouvernements disent qu’ils vont encourager les relocalisations au lieu de chercher à éviter les délocalisations.
Vous soulevez aussi le problème des délocalisations qui, sans détruire de l’emploi en France, vont en créer ailleurs…
El Mouhoub Mouhoud : Oui, même si on en parle beaucoup moins parce qu’on se focalise avant tout sur les délocalisations verticales, celles qui motivées par la recherche d’un coût de main-d’œuvre plus faible détruisent directement de l’emploi en France en déplaçant dans un autre pays une production jusque-là effectuée dans l’hexagone. Mais en réalité, les plus nombreuses, et de très loin, sont les délocalisations horizontales destinées à trouver de nouveaux marchés plutôt qu’à baisser le coût de la production. La demande étant atone en Europe, les entreprises vont la chercher ailleurs ! Les entreprises vont en en Chine, en Asie, en Amérique Latine et en Amérique du Nord, parce que la croissance y est plus forte qu’en Europe ! Ce n’est pas de la sous-traitance, c’est bien de la production sur place. Par exemple, Renault, a fait deux choses, sans toucher à sa production en France. Il a opéré une fusion-acquisition, un investissement direct au Japon, en rachetant Nissan afin de fabriquer des voitures Renault Nissan pour conquérir le marché asiatique. Même si l’objectif est de produire sur place pour vendre sur place, une partie de la R&D est également faite sur place, là où la production augmente. En même temps, Renault a constitué Renault-Tanger, en créant une filiale, pour construire des voitures low cost pour conquérir le marché d’Afrique du Nord et le marché africain, avec une toute petite quantité bien sûr, en attendant que le marché africain s’ouvre. Ce sont ces stratégies d’accès aux marchés qui sont les plus dominantes. Elles représentent aujourd’hui 95% des IDE (Investissements directs à l’étranger) de la France et nous avons observé un phénomène nouveau : les multinationales ont créé plus d’emplois dans leurs filiales à l’étranger qu’en France. Elles déplacent leur centre de gravité.
Pensez-vous que la solution pour les salariés soit dans le protectionnisme ?
El Mouhoub Mouhoud : Pas du tout ! C’est un piège tendu par certains intérêts ou lobbyings dans lequel les syndicats ne doivent pas tomber. Arrêter les importations de produits fabriqués à l’étranger par nos propres entreprises ne changerait pas grand-chose, car les entreprises compenseraient par des délocalisations de services. Et les services représentent aujourd’hui 75% de l’emploi en France… Ce qu’il faut, c’est défendre les intérêts des travailleurs internationalement, c’est-à-dire s’opposer au dumping social.