La réforme des retraites et le naufrage de l’énarchie verticale

L’énarchie verticale a durement frappé avec la réforme des retraites, supposée décliner la doctrine macronienne du “libérer et protéger”. Peu de commentateurs ont pris le temps, jusqu’ici, d’en analyser le substrat idéologique. Nous nous proposons de nous étendre ici sur sa signification durable, au regard de son berceau intellectuel qu’est la propension de l’énarchie à la verticalité politique et sociale.

 

L’énarchie verticale, autant que la verticalité énarchique, forment la colonne vertébrale du macronisme, et probablement sa quintessence. Pour ceux qui en doutaient encore, la crise de la réforme des retraites en constitue un moment fort, une sorte d’illustration pure, quasi-scolaire, qu’il faut bien prendre le temps d’analyser pour en comprendre les mécanismes.  

Macron et l’énarchie verticale

Faut-il encore et toujours rappeler combien la verticalité est au coeur du macronisme ? Avant même son élection, le candidat Macron avait rejeté la doctrine du « président normal » que François Hollande avait testée à son détriment. Il avait alors théorisé, dans une célèbre interview donnée au complaisant magazine Challenges, cette théorie de la présidence jupitérienne, qui constitue une sorte de doctrine de la verticalité politique.  

François Hollande ne croit pas au “président jupitérien”. Il considère que le Président est devenu un émetteur comme un autre dans la sphère politico-médiatique. Pour ma part, je ne crois pas au président “normal”. Les Français n’attendent pas cela. Au contraire, un tel concept les déstabilise, les insécurise. Pour moi, la fonction présidentielle dans la France démocratique contemporaine doit être exercée par quelqu’un qui, sans estimer être la source de toute chose, doit conduire la société à force de convictions, d’actions et donner un sens clair à sa démarche. 

Cette tirade constitue la formalisation la plus aboutie de la doctrine en vigueur dans le gouvernement profond, dont l’énarchie verticale ou verticaliste constitue l’épine dorsale. Pour l’élite dominante en France, la société doit être conduite « à force de convictions », par un leader qui montre la voie. Ce mode de gouvernance, à l’opposé de ce qui se passe dans d’autres pays comme la Belgique, où plusieurs mois peuvent se passer sans gouvernement, correspondrait à l’attente des Français.  

Macron, l’énarchie et la verticalité

La question qu’on peut se poser est de savoir si cette doctrine de la verticalité exprimée de façon aussi pure, aussi explicite, par Emmanuel Macron, est une caractéristique propre au personnage ou si elle reflète, à un degré peut-être plus abouti, une doctrine dominante dans la caste dont il est issu, à savoir l’énarchie.  

On évitera ici les polémiques stériles sur la notion d’énarchie. Il ne s’agit évidemment pas de soutenir que l’énarchie formerait un parti politique, une secte, ou qu’elle serait porteuse d’un projet formalisé semblable au fantasmatique Protocole des Sages de Sion. Il s’agit plutôt de s’interroger sur une culture prévalente dans un milieu social identifié par son parcours scolaire et socio-professionnel, étant entendu que tout ancien élève de l’ENA (et c’est le cas de l’auteur de ces lignes) garde la faculté et la liberté de renoncer à tout ou partie de ce corpus doctrinal sous-jacent.  

Le système universel de retraites et l’énarchie verticale

L’un des projets les plus explicites de l’énarchie verticale a toujours été l’idée d’une sécurité sociale universelle, dont un régime universel de retraites constitue l’un des pendants les plus ambitieux et les plus aboutis. Je pense avoir montré dans mon essai Ne t’aide pas et l’État t’aidera comment cette idée est l’enfant de la haute fonction publique française, et comment elle a été tout particulièrement portée par le Conseil d’État.  

Dès les années 30, les conseillers d’État Alexandre Parodi et Pierre Laroque en portent le projet, qu’ils concrétisent définitivement en 1945, avec le gouvernement provisoire, après en avoir posé les fondations durant l’été 1940, époque où ils collaborent furtivement avec Vichy. En 2005, les conseillers d’État Philippe Bas et Renaud Dutreil, devenus ministres, en reprennent le flambeau avec la création du RSI, qui vise à intégrer les travailleurs non-salariés dans ce système herculéen. 

Édouard Philippe et le système universel de retraites

De façon emblématique, c’est le conseiller d’État Édouard Philippe qui a la charge de porter ce projet à son aboutissement jamais atteint depuis près de quatre-vingts ans. Si la création de la CNAV date de 1941, si son ambition d’être la caisse de retraites de tous les Français est encore plus ancienne et date de l’époque des « assurances sociales » en vigueur dans les années 30, la résistance des Français à ce grand embrigadement dans un système monopolistique d’État supposé les « protéger » est en effet aussi vieille qu’elle et ne faiblit pas.  

L’erreur d’Emmanuel Macron, nous y reviendrons, consiste à ne connaître l’histoire contemporaine de la France que par les manuels de propagande qu’il a appris par coeur en khâgne au lycée Henri-IV, quand il préparait Normale Sup, puis à Sciences-Po également fréquenté par Édouard Philippe, où des esprits torves comme celui du conseiller d’État Tabuteau font croire que la sécurité sociale est l’alpha et l’oméga du désir dominant en France. Quelques soirées loin des salons parisiens mais au milieu des Gaulois réfractaires auraient appris à nos deux Dupont que l’identité française est beaucoup plus complexe que les raccourcis pratiqués à Sciences Pipeau.  

L’énarchie verticale et le fantasme jacobin du jardin à la française

À la décharge de Philippe et de Macron, il est vrai que la propagande des Tabuteau, Hirsch et consors (au rang desquels on joindra Mélenchon et Ruffin) sur les vertus candides de la sécurité sociale est particulièrement redoutable, et redoutablement efficace. Disons même que sans l’intelligence salutaire, primale, instinctive des Français les moins éduqués, cette doctrine aurait triomphé depuis longtemps.  

Elle repose sur l’opinion simple à comprendre selon laquelle l’ordre vaut mieux que le désordre, l’unité vaut mieux que la diversité, le monopole vaut mieux que la concurrence, le collectif vaut mieux que l’individuel. Toutes ces platitudes trompeuses devenues de fausses évidences à force d’être martelées dans tous les médias subventionnés par des chiens de garde consciencieux, se sont imposées comme les piliers de la sagesse énarchique, qui peuvent être regroupées dans la doctrine du jardin à la française.  

Cette doctrine consiste à esthétiser la gouvernance du pays en lui suggérant de transformer celui-ci en une entité agréable au regard où des aristocrates se promèneraient avec nonchalance au milieu d’allées rectilignes, sans fioriture, sans aléas, dans un tout parfaitement ordonné et policé.  

La retraite par points et le jardin à la française

Assez naturellement, la retraite par points, en son temps défendue par Piketty (autre adepte fanatisé, nous y reviendrons, du contrôle autoritaire par la protection sociale bienfaisante) et Bozio, avait tout plaire aux technocrates amoureux du jardin à la française. Après tout, quelle meilleure idée qu’un système unique avec une grande règle d’apparence simple, qui se transformerait en principe organisateur de la société tout entière de la naissance (ou presque) jusqu’à la mort : une fraction du revenu (on sait maintenant qu’il s’agit d’environ 25% du salaire, affectés du coefficient de 0,055%) perçu dans la vie active devient une rente de vieillesse ? On passerait ainsi de l’émiettement insupportable entre 45 régimes différents à une seule grande allée dégagée sans fioriture vers la ligne d’horizon, celle du régime universel. Du jardin anglais au parc de Versailles.  

Il n’en fallait pas plus pour transformer le jeune Macron, adolescent imberbe en matière de retraites du secteur privé, en idéologue de la réforme, jusqu’à en faire un enjeu fondamental, et inepte, de sa mandature.  

Protection et contrôle social(e)

Sur les raisons pour lesquelles cette question ennuyeuse, lointaine, du régime de retraites, est devenue un enjeu capital pour le Président, chacun a son idée.  

Certains en feront une affaire de finances publiques. La retraite en France, rapportée à la richesse globale, est une dépense trop élevée et le passage à la retraite par points est un moyen commode d’en maîtriser l’inflation. Un temps, Macron (mais sans conviction) a fait vivre l’illusion que sa réforme était une façon de mettre en place un système juste (mais l’introduction de l’âge-pivot a ruiné cet argument). 

Sans exclure les autres hypothèses ou théories, nous sommes d’abord convaincus que la première motivation de la réforme des retraites actuellement en discussion à l’Assemblée est d’abord liée au renforcement du contrôle de la société par le pouvoir exécutif. Un pouvoir unique, monopolistique, directement sous la coupe du gouvernement, permet d’approfondir la réduction de la société française à un jardin à la française entièrement entre les mains des élites, qui la soumettent ainsi à une sorte de pierre philosophale. L’ensemble des destins individuels se réduit à une formule mathématique simple, parfaitement maîtrisable.  

Protection sociale et réforme énarchique

Il y aurait beaucoup à dire sur les parentés idéologiques entre ce projet d’un monopole public sur les destins individuels qui garantit la domination d’une élite, et les diatribes de Lénine dans Que faire? sur le rôle de l’avant-garde révolutionnaire. Dans les deux cas, la démocratie égalitaire est s’en remet à une minorité qui « montre la voie ». On retiendra surtout que, pour l’énarchie verticaliste au pouvoir, l’État a vocation à organiser la « protection », et que c’est au nom de la protection que le monopole public, et l’uniformisation des existences, sont imposés. Dormez tranquilles, bonnes gens, l’État veille au grain et assure votre bonheur.  

La théorie mensongère selon laquelle l’État protègerait le citoyen au lieu de menacer ses libertés est au coeur de la vision énarchique de la société. Le monopole public n’est pas ou ne serait pas un moyen de restreindre les libertés, mais au contraire la meilleure voie pour les renforcer. Ici se situe la rupture entre le libéralisme qui réclame la libre concurrence pour éviter la dictature, et le gouvernement profond tendance Macron qui affirme constituer le rempart des libertés face à la tyrannie du marché.  

En ce sens, le macronisme n’est pas, n’a jamais été, ne sera jamais un dérivé du libéralisme. 

Une vision verticale de la protection sociale

Dans tous les cas, la réforme des retraites par points est une superbe expression de la vision verticale de la protection sociale telle que la développe l’élite française, et singulièrement l’élite technostructurelle chapeautée par Emmanuel Macron. Là où existe un système somme toute concurrentiel, même si cette concurrence est très imparfaite, les prétendus « libéraux » veulent instaurer un monopole public défini par la loi, et même (c’est l’objet des critiques les plus vives du Conseil d’État contre le projet de loi) par ordonnances, c’est-à-dire par décision unilatérale ou presque du gouvernement.  

On n’a jamais poussé l’intrusion de la verticalité politique dans la vie quotidienne des Français, de la naissance à la mort.  

Une méthode verticale pour imposer cette vision

Non seulement le concept d’un système universel de retraites par points s’inspire d’une vision verticale, mais la méthode suivie par Emmanuel Macron pour l’imposer aux multiples résistances françaises est-elle même profondément verticale. Malgré une tentative de « concertation » qui a duré plusieurs mois pour rien (puisque les organisations syndicales qui y ont participé ont finalement appelé à la grève contre le projet), le naturel élitaire est revenu au galop. Finalement, le projet se réduit à un débat parlementaire bâclé, à une menace de 49-3 et à un superbe foulage aux pieds des avis consultatifs qui contredisent le fait du prince.  

Le danger d’une rupture radicale avec le pays réel

Il fut un temps où la verticalité énarchique profitait à l’ensemble de la société française. Ce fut particulièrement vrai durant les Trente Glorieuses, où l’économie nationale a prospéré grâce à l’idéologie du jardin à la française, propice aux grandes organisations tayloriennes qui caractérisaient les processus de production à cette époque. Depuis lors, la société a profondément muté, et l’utilité de la verticalité est devenue très contestable.  

Les déconvenues du macronisme depuis 2017 en portent la marque. Alors que les élites parisiennes, et particulièrement les élites médiatiques, restent hypnotisées par le jupitérisme naturel du Président, le reste du pays paraît beaucoup moins enclin à apprécier l’exercice. Disons même que le principe général d’une société conduite par une élite paraît de plus en plus urticant pour une majorité de concitoyens.  

L’histoire dira comment interpréter la séquence politique que nous traversons. Peut-être pourra-t-on un jour dire qu’il s’est agi du dernier soubresaut du pays réel face à l’emprise d’une élite de plus en plus normative. Ou peut-être, dans les mois à venir, constaterons-nous qu’Emmanuel Macron a définitivement rompu le lien entre le peuple et ses dirigeants, à force de ne pas entendre ce que ce peuple désirait. 

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