Alors que l’on martèle la nécessité de pouvoir adapter les règles du Code du Travail par accord conclu au niveau de l’entreprise, les organisations syndicales bénéficient toujours d’un monopole sur le processus de négociation. Ainsi, afin d’éviter tout blocage irrémédiable dans les structures dépourvues de présence syndicale, la loi a notamment ouvert la possibilité de négocier avec des salariés mandatés. Une exception très encadrée par le Code du Travail, que le projet de loi « El Khomri » se propose d’élargir …
Une exception au monopole syndical de négociation
Le Code du Travail est clair : « la convention ou les accords d’entreprise sont négociés entre l’employeur et les organisations syndicales de salariés représentatives dans l’entreprise »[1]. Chercher à contourner les syndicats en concluant, par exemple, un accord avec les délégués du personnel serait donc constitutif du délit d’entrave. Le droit français jongle pourtant entre deux canaux de représentation des salariés: une représentation élue (comité d’entreprise, délégués du personnel) et une représentation syndicale. Mais seuls les seconds sont en principe habilités à négocier et conclure des accords. Un monopole qui n’a pas été censuré par le Conseil Constitutionnel, qui a admis la « vocation naturelle » des organisations syndicales « à assurer, notamment par la voie de la négociation collective, la défense des droits et intérêts des travailleurs »[2].
Néanmoins, ce monopole devait nécessairement se combiner avec quelques exceptions, étant donné que les syndicats ne sont pas présents partout (on pense avant tout aux entreprises de moins de 50 salariés). La jurisprudence dans un premier temps, puis la loi[3], ont donc permis la négociation avec des représentants du personnel (CE ou DP) ou des salariés mandatés par un syndicat représentatif (v. art. L. 2232-24, C. Trav.).
La portée de cette exception au monopole syndical s’est révélée limitée: tout d’abord parce que la négociation avec un salarié mandaté supposait justement qu’il ait reçu un mandat exprès de ces mêmes organisations syndicales (représentatives au niveau de la branche). Surtout, elle ne pouvait intervenir qu’à défaut de présence syndicale et de représentants du personnel, appuyée par un procès-verbal de carence[4]. Dès lors, les entreprises de moins de onze salariés se trouvaient forcément exclues du dispositif …
Une volonté d’assouplir les règles de la négociation « hors syndicats »
La loi du 17 août 2015 dite « Rebsamen » s’est attachée à faciliter la négociation collective, y compris en l’absence de syndicats représentatifs dans l’entreprise, en supprimant notamment la condition tenant au procès-verbal de carence. Deux conséquences immédiates: la possibilité de négocier avec un salarié mandaté s’ouvre aux TPE, et s’étend aux entreprises dotées d’institutions représentatives du personnel dont les membres ne souhaiteraient tout simplement pas négocier.
La marche à suivre est dictée par le Code du Travail: l’employeur doit tout d’abord informer tous les syndicats représentatifs au sein de la branche de sa volonté d’engager des négociations (ainsi que les représentants élus du personnel, le cas échéant). Toute organisation syndicale représentative, au niveau de la branche ou à défaut au niveau national/interprofessionnel, peut alors mandater expressément un salarié (mais pas davantage) pour négocier sur le thème en question. Ce salarié, qui ne doit pouvoir être assimilé ni être apparenté à l’employeur (garanties d’indépendance), disposera « du temps nécessaire à l’exercice de ses fonctions », dans la limite de dix heures par mois (art. L. 2232-25). Une fois l’accord éventuellement conclu, il devra être approuvé par les salariés à la majorité des suffrages exprimés[5] (à défaut, l’accord serait réputé non écrit), avant de subir les modalités de dépôt classiques.
Par exception, les entreprises couvertes par un accord de branche conclu avant 2010 afin d’organiser la négociation collective en l’absence de délégués syndicaux continuent, quant à elles, à appliquer les dispositions conventionnelles.
En pratique, le recours à la négociation avec un salarié mandaté reste marginal puisqu’il est limité aux mesures « dont la mise en œuvre est subordonnée à la conclusion d’un accord collectif », ce qui restreint énormément les possibilités (généralement, il s’agit de thèmes relatifs au temps de travail ; par exemple son aménagement sur une période supérieure à la semaine).
Le projet de loi « El Khomri », quel impact ?
La négociation collective sans délégués syndicaux n’a pas été oubliée dans le projet de loi du Gouvernement. Pourtant, suivant les préconisations du Rapport Badinter, il propose en premier lieu d’intégrer en préambule du Code (parmi les principes essentiels du Droit du Travail) une disposition selon laquelle « l’exercice de certaines prérogatives peut être réservé par la loi aux syndicats et associations professionnelles reconnus représentatifs » (art. 46). On semble ainsi renforcer l’emprise syndicale sur la négociation collective.
Néanmoins, dans cette optique de permettre (en théorie) à toutes les entreprises d’adapter les dispositions du Code du Travail par accord, le projet propose également une modification de l’art. L. 2232-24 qui ne serait pas anodine. La négociation avec un salarié mandaté ne serait plus limitée aux mesures dont la mise en œuvre est subordonnée par la loi à un accord collectif: ce passage est tout bonnement supprimé.
En conséquence, les possibilités de négociation hors la présence des syndicats seraient considérablement élargies. Si la question de la légitimité du salarié mandaté à conclure des accords risque d’être soulevée dans l’entreprise, le mécanisme de validation par la majorité du personnel fait déjà office de garde-fou. De même, rien n’indique que ce système sera réellement utilisé par les organisations syndicales représentatives, surtout sur des sujets sensibles (un accord de maintien dans l’emploi, par exemple). Or, elles seules pourront habiliter un salarié à négocier et conclure un accord …
[1] Art. L 2232-16, C. Trav. [2] Cons. Constit., no 96-383 DC, 6 nov. 1996 (au fondement des alinéas 6 et 8 du Préambule de 1946). [3] La loi « Aubry » du 13 juin 1998 reprend le mécanisme du mandat, déjà reconnu par la Cour de Cassation (v. not. Soc., 25 janv. 1995, n° 90-45.796). [4] Loi du 20 août 2008 « portant rénovation de la démocratie sociale ». [5] N.B : Les modalités de consultation sont fixées conformément à l’art. D 2232-8, et respectent les principes généraux du droit électoral (scrutin secret, sous enveloppe).