La filature du salarié constitue-t-elle une preuve licite ?

Cet article a été publié sur le site du syndicat : CFDT

 

L’employeur a le pouvoir de surveiller et de contrôler l’activité de ses salariés. Ce pouvoir lui permet-il pour autant de faire filer son salarié, qu’il soupçonne de concurrence déloyale, par un détective privé et de se servir des résultats de l’enquête en justice? Non, répond la 2ème chambre civile de la Cour de cassation : la filature d’un salarié par un détective privé constitue un mode de preuve illicite. Cass. Civ. 2, 17.03.16, n° 15-11412. 

  • Faits et procédure

Suite à la perte inattendue d’un important contrat et d’échanges téléphoniques suspects entre l’un de ses salariés et une société concurrente, une entreprise spécialisée dans la vente d’appareils de radiologie décide de s’offrir les services d’un détective privé dans l’objectif de faire suivre et surveiller le salarié en question. Après 8 jours de filature du salarié de la sortie de son domicile jusqu’à son retour à celui-ci, les faits mettent en évidence les soupçons émis par l’entreprise. Celle-ci saisi alors le tribunal de grande instance d’une requête tendant à la désignation d’un huissier. Aussi, c’est sur la base du rapport du détective que le TGI accueille sa demande et désigne un huissier chargé de se rendre au domicile du salarié et de sa compagne afin de se faire remettre et/ou de rechercher par lui-même, au besoin dans le ou les ordinateurs qui équiperaient les lieux, tous documents de nature à établir l’existence d’une concurrence déloyale.Entre temps licencié pour faute lourde pour détournement de clientèle, le salarié conteste et assigne la société en rétractation des ordonnances sur requête. En vain, car le TGI puis la cour d’appel, rejettent sa demande. Pour la cour d’appel, l’enquête confiée au détective a été réalisée sur une période limitée au cours de laquelle le salarié avait un planning d’activité précis à réaliser pour le compte de son employeur. Elle avait par ailleurs été diligentée en vue d’opérer des constatations uniquement sur la voie publique. Cette mesure ne présentait donc « aucun caractère disproportionné au regard de la nécessaire et légitime préservation des droits et intérêts de l’employeur ». 

Le salarié se pourvoit en cassation et il fait bien car la Haute cour va lui donner raison : Dans la mesure où la filature constituait un moyen de preuve illicite, la cour d’appel n’aurait pas dû la considérer comme un motif légitime permettant d’ordonner la désignation de l’huissier de justice.  

  • La filature ne constitue pas un motif légitime permettant d’ordonner une mesure d’instruction

Aux termes de l’article 145 du Code de procédure civile, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. 

En l’espèce, pour appuyer sa demande auprès du TGI, l’employeur avait notamment produit le rapport de l’enquête menée par le détective privé. Pour pouvoir, sur cette base, ordonner une mesure d’instruction, faut-il encore que le motif sur lequel se fonde le demandeur et le juge des requêtes soit légitime. Or, la filature du salarié organisée par l’employeur est un procédé illicite au regard du droit au respect de la vie privée. Le juge ne pouvait donc pas ordonner la désignation d’un huissier sur la base de ce rapport. 

  • La filature du salarié est une atteinte à la vie privée

Pour contester la désignation de l’huissier de justice par le TGI, le salarié invoque notamment le droit au respect de sa vie privée. La Cour de cassation fait droit à sa demande en cassant l’arrêt de la Cour d’appel. Elle se fonde pour cela sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 9 du Code civil : le juge des requêtes ne pouvait se fonder sur l’enquête du détective privé, mode de preuve illicite au regard de ces textes, pour caractériser le motif légitime d’ordonner une mesure d’instruction avant tout procès. 

Par cette décision, la 2ème chambre civile de la Cour de cassation suit la jurisprudence dégagée par la chambre sociale selon laquelle la filature organisée par l’employeur pour contrôler et surveiller l’activité d’un salarié constitue un moyen de preuve illicite dès lors qu’elle implique nécessairement une atteinte à la vie privée de ce dernier. L’employeur ne peut s’en servir pour établir et sanctionner un comportement fautif(1).A noter que dans cette affaire, la filature déclarée illicite avait par ailleurs été menée non pas par l’employeur lui-même, mais elle avait été confiée à un supérieur hiérarchique alors chargé de surveiller devant son domicile les allées et venues d’un salarié. Peu importe alors la qualité de la personne qui mène l’enquête (employeur ou confiée à un tiers), ce mode de preuve est une atteinte à la vie privée et est illicite. 

Cette décision est donc fort heureuse et va obliger les employeurs à trouver d’autres moyens de contrôler l’activité de leurs salariés. Attention toutefois, si l’employeur ne peut « filer » ses salariés, il dispose d’un pouvoir de surveillance de ses derniers dans l’exécution de leur contrat de travail qui lui permet notamment de mettre en place une surveillance visuelle sur le lieu et temps de travail ou encore un contrôle effectué par un service interne à l’entreprise(2). 

 

(1) Cass. soc. 26.11.02, n° 00-42401. 

(2) Cass. soc. 5.11.14, n° 13-18427. 

 

Ajouter aux articles favoris
Please login to bookmarkClose
0 Shares:
Vous pourriez aussi aimer

MGEN (groupe VYV) accueille le nouveau conseiller de son président

Ce communiqué a été diffusé par MGEN (groupe VYV). Après un Bafa et quelques années de pionnicat en parallèle de sa licence de lettres modernes, Alexandre Dimeck-Ghione exerce le métier de coordinateur d'assistance pour le compte de Mondial Assistance de 2012 à 2017. En 2017, il rejoint la direction qualité de AWP (Allianz Worldwide Partners) comme expert de la relation client. En janvier 2020, Alexandre rejoint le...

Représentativité syndicale en TPE : les dates du scrutin fixées par décret

Un décret dédié à la mesure de l'audience syndicale dans les entreprises de moins de 11 salariés vient de paraître au Journal officiel. Ce décret indique que le vote électronique se fera du lundi 25 novembre 2024 à 15h jusqu'au lundi 9 décembre à 17h. Quant au vote par correspondance il aura lieu du 25 novembre au 9 décembre inclus s'agissant de l'envoi des bulletins de vote. Retrouvez le ...

Avis d’extension d’un avenant santé et d’un accord de protection sociale dans l’assainissement et maintenance industrielle

La ministre du travail et de l’emploi envisage d’étendre, par avis publié le 21 novembre 2024, les dispositions de l’avenant n° 43 du 3 octobre 2024 relatif au régime de complémentaire frais de soins de santé et de l'accord du 3 octobre 2024 relatif à la constitution d'une catégorie objective de salaries pour le bénéfice d'une couverture de protection sociale complémentaire conformément au ...